Au mois de mai 2012, en pleine
campagne pour les législatives, le député sortant de la Creuse est
menacé de mort. Immédiatement, la gendarmerie contacte tous les
candidats afin de les rassurer. Ils peuvent continuer à répandre
leur « bonne parole » sans crainte, la maréchaussée
veille.
Aujourd'hui, je poursuis ma campagne
pour la véritable démocratie et je reçois des e-mails de
déséquilibrés qui aimeraient me faire taire et faire taire les
internautes engagés dans une grande e-révolution pacifique.
Révolution qui inquiète aussi l'ONU. Cette organisation mondialiste
douteuse et son organisme l'Union
internationale des télécommunications (en anglais International
Telecommunication Union ou ITU) dont le siège est à Genève, en
Suisse, œuvrent au contrôle de l'Internet.
Bien avant Internet, dans un texte
écrit en 1952, le philosophe Georges Gusdorf (1912-2000) souligne
l'importance des techniques de diffusion de la parole dans la
transformation de l'homme.
« Chez les Grecs, écrivait Fénelon,
tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole »
(Lettre à l'Académie, IV). La civilisation antique tout entière
est une civilisation de la parole, qui incarne l'autorité, et permet
seule de parvenir au pouvoir. L'histoire de l'antiquité, et l'homme
même d'autrefois, ne nous deviennent vraiment intelligibles que si
l'on tient compte de ce fait capital. Autrement dit, il y a une
évolution de la parole à travers le temps. L'apparition de
techniques nouvelles multiplie sa portée, en lui ouvrant des
dimensions inédites qui transforment la structure même de
l'existence. L'homme a cessé d'être seulement l'être qui parle, il
est devenu l'être qui écrit et qui lit, et la face du monde s'en
est trouvée transformée.
L'émergence de l'humanité supposait
cette première révolution que constitue le passage du monde vécu
au monde parlé. La réalité humaine se définit d'abord comme un
ensemble de désignations, son unité est celle d'un vocabulaire. La
première civilisation est une parole en expansion, et ce caractère
suffit à nous donner la clef de la conscience mythique, puisque
aussi bien mythe signifie parole (muthos). Au sein de ce genre
de vie, la parole est liée à un support vivant, parole de
quelqu'un, rapportée par quelqu'un. La seule réserve de parole, le
seul procédé de conservation, est la mémoire personnelle,
extrêmement développée, ainsi que la mémoire sociale, la
tradition et la coutume Civilisation de l'on-dit, de la rumeur, où
la parole peut tout, — civilisation de la formule, du secret, de la
magie. L'autorité appartient aux anciens, aux vieillards en qui
survit le trésor de l'expérience ancestrale, jalousement gardé,
mais fragile et menacé, car si celui qui sait disparaît, personne
ne saura plus. La découverte de l'isolé ne profite qu'à lui seul.
Le patrimoine communautaire est suspendu à la continuité des
hommes. Il ne peut être mis à l'abri, capitalisé en dehors du
circuit des vivants ; il doit toujours s'affirmer en acte, et de ce
fait ses limites sont celles-là mêmes des possibilités d'une
mémoire humaine, avec ses déformations et ses fabulations.
Davantage encore, on peut penser que
l'homme préhistorique, justement parce qu'il ignore l'écriture, ne
sait pas parler tout seul. Il n'existe qu'au niveau de la
conversation, c'est-à-dire de la participation. A la civilisation
orale correspond une culture diffuse, une littérature anonyme où
les œuvres non signées appartiennent à tout le monde et à
personne. C'est l'âge patriarcal de l'épopée (étymologiquement :
ce qu'on exprime par la parole), de la légende (ce qu'on raconte),
de la ballade, du conte et du dicton, trésors populaires, fruits
d'un inconscient collectif, paroles qui volent et vagabondent à
travers le monde, paroles trop souvent envolées à jamais parce que,
lorsqu'elles vivaient encore, personne ne s'est soucié de les fixer
une fois pour toutes.
L'invention de l'écriture a bouleversé
le premier univers humain, elle a permis le passage à un nouvel âge
mental. Il n'est pas exagéré de dire qu'elle constitue un des
facteurs essentiels dans la disparition du monde mythique de la
préhistoire. La parole avait donné à l'homme la domination de
l'espace immédiat ; liée à la présence concrète elle ne peut
atteindre, dans l'étendue et dans la durée, qu'un horizon raccourci
aux limites fuyantes de la conscience. L'écriture permet de séparer
la voix de la présence réelle, et donc elle multiplie sa portée.
Les écrits restent, et par là ils ont pouvoir de fixer le monde, de
le stabiliser dans la durée, comme ils cristallisent les propos et
donnent forme à la personnalité, désormais capable de signer son
nom et de s'affirmer par delà les limites de son incarnation.
L'écrit consolide la parole. Il en fait un dépôt qui peut attendre
indéfiniment sa réactivation dans des consciences à venir Le
personnage historique prend la pose devant les générations futures,
il relate sur le basalte, le granit ou le marbre, la chronique de ses
hauts faits.
Ainsi l'invention de l'écriture
délivre l'homme du règne de la tradition et de l'on-dit. Une
nouvelle autorité va naître, celle de la lettre substituée à la
coutume, dans une ambiance sacrée. Car la première écriture est
magique, de par ses prestigieuses vertus. Les premiers caractères
sont hiéroglyphes, c'est-à-dire signes divins, réservés aux
prêtres et aux rois. Le droit écrit apparaît d'abord sur les
tables de la loi, que les dieux du ciel communiquent aux hommes. Le
code divin remplace la tradition et stabilise l'ordre social en
rendant possible une administration d'expansion indéfinie. La
nouvelle autorité s'incarne en des hommes nouveaux, hommes
d'écriture, lettrés, prêtres et scribes, qui mettent en œuvre
l'efficacité de leur technique dans un secret jalousement gardé. La
parole des dieux devient elle-même une Écriture sainte. Les grandes
religions, Judaïsme, Christianisme, Islam reposent ainsi sur le
dépôt d'un texte sacré dont les clercs et les commentateurs
assurent la garde et l'interprétation.
L'écriture, la lecture sont donc
d'abord le monopole d'une caste de privilégiés. Les lettrés
forment une élite, qui se reconnaît à l'usage de la langue écrite,
spécifiquement distincte de la langue parlée. Car « on n'écrit
jamais comme l'on parle, note M. Vendryes ; on écrit (ou l'on
cherche à écrire) comme les autres écrivent » (Le langage,
p. 389). La langue vulgaire ne peut revêtir la dignité de
l'écriture. Jusqu'à nos jours, la recherche du style est le signe
distinctif de la langue écrite, et la moindre lettre nous oblige à
recourir à des formules empruntées, qui n'interviennent jamais dans
la conversation. Il existe en pays musulman, un arabe littéraire,
langue morte qui se survit pour l'écriture, et un arabe dialectal,
que l'on parle, mais que l'on n'écrit pas. On a pu dire, de nos
jours, qu'un écrivain comme Valéry perpétuait dans ses livres la
langue écrite du XVIIIe siècle qui, dès cette époque, se
distinguait très nettement de la langue familière. Ainsi se
maintient le caractère aristocratique de l'écriture, qui nous
impose un régime d'archaïsme et de convention comme si le recours
au papier et au porte-plume mobilisait en nous une autre conscience,
distincte de la conscience parlante.
L'écriture a pourtant cessé d'être
le privilège de quelques-uns Elle fait partie du minimum vital de
l'homme d'aujourd'hui, du moins en Occident — car dans l'ensemble
de l'humanité, on compte maintenant encore une majorité
d'illettrés. Une nouvelle révolution technique est intervenue au
XVIe siècle, avec la découverte de l'imprimerie, qui a bouleversé
les conditions d'existence spirituelle en faisant passer la vie
intellectuelle de l'âge artisanal à celui de la grande industrie.
L'écriture, la lecture se trouvent désormais à la portée de tous.
La consommation de papier imprimé ne cesse d'augmenter à mesure que
se perfectionnent les techniques d'utilisation, si bien
qu'aujourd'hui encore l'humanité souffre d'une crise latente, d'une
véritable disette de papier journal. Dès le XVIe siècle, la
diffusion du livre offre à chaque homme la possibilité, moyennant
une initiation préalable, d'un accès direct à la vérité.
L'événement est d'une importance
capitale : la vérité ne fait plus acception de personne, de caste
ni de rang, L'esprit critique est né ; chaque homme est appelé à
juger par lui-même de ce qu'il doit croire ou penser. L'humanisme de
la Renaissance se fonde sur l'édition des classiques grecs et latins
comme la Réforme est rendue possible par la diffusion de la Bible
imprimée. Par une rencontre significative, la même assemblée du
peuple qui décide, en 1536, l'adoption de la Réforme à Genève,
décrète l'instruction publique obligatoire. Cette initiative
mémorable dans l'histoire de l'Occident correspond à l'exigence de
la nouvelle conscience religieuse qui veut aborder individuellement
les textes sacrés En même temps d'ailleurs, et pour les mêmes
raisons, se constituent les langues littéraires modernes. Le latin
suffisait jusque-là aux besoins de l'élite des clercs. La promotion
intellectuelle de masses de plus en plus importantes pour lesquelles
l'écriture et la lecture ne sont plus un métier, mais un élément
de culture et de vie spirituelle, entraîne la formation des langues
écrites constituées à partir des dialectes simplement parlés.
La civilisation moderne est une
civilisation du livre. L'imprimé se trouve si intimement associé à
notre vie que nous avons quelque peu perdu le sens de son importance.
Mais qu'un seul jour nous soyons privés de journal, et nous
vérifierons l'exactitude de la formule de Hegel disant que la
lecture du journal est la prière du matin de l'homme moderne.
L'imprimerie nous donne l'espace et le temps, le monde et les autres.
L'univers dans lequel notre conscience en chaque instant nous situe
est l'expression de nos lectures, et non pas le résumé de notre
expérience directe, tellement restreinte en comparaison. Le rôle de
la parole ne cesse de diminuer, tandis que l'imprimé multiplie sans
fin la possibilité de communication entre les hommes.
L'imprimerie n'est d'ailleurs pas
seulement une technique de mise en relation. Elle exerce son
influence sur la structure même de la conscience. L'homme qui écrit
et qui lit n'est plus le même que celui qui doit à la seule parole
proférée son insertion dans l'humanité. Les valeurs en jeu se
modifient profondément. La parole est captive de la situation ; elle
suppose un visage et un moment, un contexte d'émotion actuelle, qui
la surcharge de possibilités extrêmes pour l'entente comme pour la
discorde. Au contraire, l'écriture donne du recul. Elle soustrait le
lecteur aux prestiges de l'actualité. Elle le renvoie de la présence
de chair, à une présence d'esprit, de l'actualité massive, chargée
de sentiment, à une actualité plus dépouillée, non plus selon
l'événement mais selon la pensée. Le pamphlet le plus passionné
laisse à l'esprit critique des possibilités d'intervention qu'une
harangue exaltée supprime tout à fait. A cet égard, l'écriture
paraît une réflexion de la parole, une première abstraction qui
tend à souligner sa signification en vérité. La parole écrite
s'offre à nous, privée de son orchestration vivante, à la fois
parole et silence. L'absence, le silence ici comme une épreuve qui
fait mûrir les décisions et confirme l'amour. Sans doute n'y a-t-il
pas de plus haute réussite humaine que l'entente de deux êtres dans
l'authenticité, la communion plénière de deux vivants. Mais en
dehors de ces moments d'exception, l'écriture, qui fait parler les
profondeurs et donne aux résonances le temps de s'éveiller, offre à
la vie spirituelle d'immenses possibilités. Elle ressuscite les
morts et permet à notre pensée de rencontrer dans le recueillement
du loisir les grands esprits de tous les temps. Encore faut-il, pour
que l'écrit prenne tout son sens, que le lecteur soit capable
d'accueillir la grâce qui lui est faite. Tout dépend en fin de
compte de son ouverture propre et de sa générosité.
La découverte de l'imprimerie a donc
été pour l'humanité une véritable révolution spirituelle. Il
semble que notre époque, témoin de l'éclosion de techniques
nouvelles, se trouve sous le coup d'un bouleversement non moins
radical, dont les conséquences nous échappent encore. Les
moyens d'enregistrement et de transmission de la parole connaissent
une prolifération extraordinaire : téléphone, télégraphe,
photographie, phonographe, cinéma, radio, télévision prennent dans
l'existence de l'homme d'aujourd'hui une place sans cesse croissante.
Ce ne sont plus là des procédés d'écriture abstraite ; la voix,
transmise dans toute sa qualité sonore, accompagne l'image même de
la personne, retenue dans la fidélité de son geste total, avec son
mouvement, sa couleur, et parfois même son relief. Nous assistons à
une restitution globale de la réalité, comme si la civilisation
contemporaine, civilisation de masse, qui rend les hommes absents les
uns aux autres, s'efforçait de compenser cette absence en
multipliant les possibilités de présence artificielle. L'homme
d'aujourd'hui connaît la voix et l'image de tous les grands de la
terre. Le cinéma, le journal illustré lui donnent vraiment une
conscience planétaire.
Il est difficile sans doute d'apprécier
les conséquences de l'évolution technique si rapide à laquelle
nous assistons, et de prévoir en quoi seront différents de nous les
hommes de demain, habitués à considérer comme banales des
innovations qui nous paraissent quasi miraculeuses. Sans doute
convient-il de se méfier d'un optimisme trop facile ou d'un
pessimisme radical. Il est aussi absurde d'imaginer que l'homme
lui-même deviendra meilleur par la magie des instruments nouveaux
dont il dispose, que de se désoler parce que les moyens de
dépaysement vont l'arracher à lui-même et l'abrutir à jamais.
Tout au plus peut-on rêver à ce que sera une humanité où l'on
n'aura plus besoin d'apprendre à lire, ni à écrire, lorsque
l'usage généralisé du magnétophone permettra de fixer directement
la parole et de l'écouter ensuite sans aucun chiffrage ni
déchiffrement. Une pelote de fil remplacera le livre et l'imprimerie
ne sera plus qu'un souvenir des temps archaïques. Une telle
transformation ne bouleversera pas seulement la pédagogie. Elle
modifiera la structure même de la pensée, — car la pensée
n'existe pas en dehors de ses instruments, et comme préalablement à
son incarnation. De même que la parole n'est pas un moyen
d'expression, mais un élément constitutif de la réalité humaine,
de même les techniques d'enregistrement mécanique feront très
probablement sentir leur influence au niveau même de l'affirmation
personnelle dans un sens qui demeure pour nous imprévisible. La
civilisation du livre cédera la place à une civilisation de l'image
et du son. Des arts nouveaux, dès à présent, prennent naissance et
le génie humain voit s'ouvrir à lui de passionnantes aventures La
technique doit s'approfondir en conscience, elle doit élargir la
conscience que l'homme a de lui-même, et donc augmenter de provinces
nouvelles la réalité humaine.
Georges
Gusdorf, La parole.