Le « Pacte de synarchie » et les « Protocoles ».
Le Pacte synarchique se présente sous l’aspect d’un gros volume relié en rouge doré sur tranche. En tête, un avertissement menace d’une justice très expéditive les personnes qui se trouveraient mises à même, par inadvertance ou curiosité mal placée, de prendre connaissance de ce volume interdit. Ce Pacte est constitué d’un ensemble de propositions qui formulent les mesures systématiques à réaliser pour que soit instauré en France, sans qu’ils se dévoilent ouvertement, un régime conforme aux vues des synarques d’Empire.
Beaucoup de sceptiques considèrent le Pacte synarchique comme un canular, une sorte de serpent de mer qui revient périodiquement alimenter des journalistes en mal de copie. On se tromperait bien en adoptant cette trop facile attitude de négation. Des hommes qui n’ont rien de plaisantin ni de plumitif, des personnalités politiques, de hauts fonctionnaires, ont bel et bien eu en main ce fameux volume rouge. Ulmann et Azeau, les deux auteurs du plus récent ouvrage sur la synarchie, sont formels : « Nous témoignerons seulement d’avoir vu ce document dans le coffre-fort d’un ministre de la Libération, qui ne nous le montrait pas sans inquiétude, car il lui avait été transmis, avec les menaces traditionnelles, à ce qu’il nous dit, par un homme très sérieux, directeur d’un organisme financier de l’Etat ».
Un second document énonce avec plus de détails encore la tactique mondiale des gouvernements invisibles partant à la conquête de la Terre : les procès-verbaux dits Protocoles des sages de Sion. On considère d’ordinaire ces Protocoles comme un faux grossier fabriqué par les antisémites de la police impériale russe au début de ce siècle. D’ailleurs, ils n’ont cessé d’être méthodiquement exploités par des générations de propagandistes antisémites. Nous tenterons ultérieurement de faire toute la lumière possible sur leur véritable origine. Contentons-nous pour l’instant d’en étudier attentivement le contenu, sans nous préoccuper encore de savoir s’ils ont ou non un lien quelconque avec le judaïsme.
Les Protocoles se présentent sous la forme de notes prises lors d’assemblées générales et dans lesquelles un membre du gouvernement invisible expose systématiquement tout un plan organisé qu’il faudra mettre en action et développer point par point pour s’assurer la domination universelle. C’est l’auteur russe Serge Alexandrovitch Nilus (1862-1930) qui, ayant mis la main sur la version russe du document, la répand dans le public en 1905, puis en 1911,1912, enfin, dans sa version la plus complète, en 1917, peu avant la première révolution bolchevique. Les Protocoles, qui considèrent le système politique libéral inefficace et néfaste, développent la stratégie que doivent suivre les gouvernants invisibles pour instaurer dans le monde entier, Etat après Etat, leur système totalitaire. Il faut instaurer un régime fort, sans pitié ni sensiblerie : « Seuls ceux qui seront absolument capables d’un gouvernement ferme, inflexible jusqu’à la cruauté, en recevront les rênes de nos Sages ». (Protocole 24).
Les humains sont des êtres que seules la violence et la terreur peuvent mettre à la raison. Le Protocole I stipule :
« Les hommes qui ont des mauvais instincts sont plus nombreux que ceux qui en ont de bons. C’est pourquoi on atteint de meilleurs résultats en gouvernant par la violence et la terreur.
« Chaque homme aspire au pouvoir, chacun voudrait devenir dictateur s’il le pouvait. En même temps, il en est peu qui ne soient prêts à sacrifier les biens de tous pour atteindre leur propre bien. Qu’est-ce qui a contenu les bêtes féroces qu’on appelle les hommes ?… Au début de l’ordre social ils se sont soumis à la force brutale et aveugle, plus tard à la loi qui n’est que la même force, mais masquée. J’en conclus que, d’après la loi de la nature, le droit est dans la force… »
Autre extrait significatif du premier Protocole :
« Sans le despotisme absolu, la civilisation ne peut exister ; elle n’est pas l’oeuvre des masses, mais de leur guide, quel qu’il soit. La foule est un barbare qui montre sa barbarie en toute occasion. Aussitôt la foule prend en main la liberté, elle la transforme bien vite en anarchie, qui est le plus haut degré de barbarie ».
Cependant, pour instaurer un régime fort, capable de tenir les foules bien en main, il s’est avéré nécessaire (« On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ») de faire miroiter aux yeux des masses ignorantes et crédules le leurre séduisant de la conquête et de l’accroissement de la liberté. L’anonyme rédacteur des Protocoles n’hésitait pas à faire remonter la première application de cette politique au déclenchement de la révolution française en 1789.
Voici un passage du troisième Protocole, très édifiant à cet égard :
« Quand le peuple vit qu’on lui faisait au nom de la liberté tant de concessions et de complaisances, il s’imagina être le maître et se jeta sur le pouvoir, mais il se heurta, tout naturellement comme un aveugle, à quantité d’obstacles ; il se mit à chercher un guide, il n’eut pas l’idée de retourner à l’ancien et déposa tous ses pouvoirs à nos pieds. Rappelez-vous la révolution française à laquelle nous avons donné le nom de « Grande » ; les secrets de sa préparation nous sont bien connus, car elle fut tout entière l’œuvre de nos mains.
« Depuis lors, nous menons le peuple d’une déception à l’autre afin qu’il renonce même à nous au profit du roi-despote de Sion, que nous préparons pour le monde ».
Pour parvenir à leurs fins, les dirigeants invisibles ne doivent se laisser influencer par aucune considération sentimentale. C’est précisément en développant systématiquement la misère, le désarroi, l’ignorance des masses, que le gouvernement mondial « providentiel » pourra être réalisé.
Le troisième Protocole précise :
« Par la misère et la haine envieuse qu’elle produit, nous manœuvrons les foules, nous nous servons de leurs mains pour écraser ceux qui s’opposent à nos desseins.
« Quand viendra le temps pour notre souverain universel d’être couronné, ces mêmes mains balaieront tout ce qui pourrait lui être un obstacle ».
Autre passage :
« Quand nous aurons créé par tous les moyens cachés dont nous disposons à l’aide de l’or, qui est tout entier entre nos mains, une crise économique générale, nous lancerons dans la rue des foules entières d’ouvriers simultanément dans tous les pays de l’Europe. Ces foules se mettront avec volupté à répandre le sang de ceux qu’elles envient dès leur enfance, dans la simplicité de leur ignorance, et dont elles pourront alors piller les biens.
« Elles ne toucheront pas les nôtres, parce que le moment de l’attaque nous sera connu et que nous aurons pris des mesures pour les garantir. »
Pour organiser des mouvements révolutionnaires efficaces, ne faut-il pas savoir susciter avec machiavélisme, les conjectures mêmes qui sont aptes à les engendrer ? Il est donc nécessaire de plonger les masses dans le désespoir spirituel, la détresse économique, la déréliction morale, l’abrutissement, la destruction des valeurs humaines. Le Protocole VI est révélateur :
« Bientôt nous instituerons d’énormes monopoles, réservoirs de richesses colossales, dont les fortunes, même grandes, des chrétiens, dépendront tellement qu’elles y seront englouties, comme le crédit des Etats, le lendemain d’une catastrophe politique. »
Voici maintenant comment le Protocole XII organise la mainmise sur la presse :
« Si nous autorisons dix journaux, nous en fonderons trente et ainsi de suite. Le public ne s’en doutera pas. Tous les journaux édités par nous seront, en apparence, de tendances et d’opinions les plus opposées… Ce qui attirera à eux nos adversaires sans méfiance.
« Ils auront, comme le dieu hindou Vishnou, cent mains… qui conduiront l’opinion dans la direction qui conviendra à notre but… Les imbéciles croiront répéter l’opinion du journal de leur parti, répéteront notre opinion ou celle qui nous plaira…
« Tous les organes de la presse sont liés entre eux par le secret professionnel ; semblables aux anciens augures, aucun de ses membres ne livrera le secret de ces renseignements s’il n’en reçoit l’ordre…
« Quand nous entrerons dans le nouveau régime qui préparera notre règne, nous ne pourrons admettre la révélation par la presse de la malhonnêteté publique. Il faudra que l’on crie que le nouveau régime a si bien satisfait tout le monde que les crimes mêmes ont disparu. »
On ne peut que constater le caractère étonnamment prophétique de ce document. Tout se passe comme si le rédacteur des Protocoles avait, au tout début du XXe siècle, méthodiquement préfiguré, et avec une hallucinante précision, les procédés qui devaient si bien réussir aux totalitarismes contemporains. Tout s’y trouve, même la nécessité, une fois le vieux système libéral renversé, d’avoir de préférence un chef pur et dur, vertueux, sans vices et même sans indulgences personnelles : « Notre souverain doit être d’une irréprochabilité exemplaire », (vingt-quatrième Protocole).
Un tel document constitue un sommet du machiavélisme politique moderne, dont l’ambition n’est plus limitée à un pays mais à la Terre tout entière.
Cependant, les fameux Protocoles des sages de Sion ne sont qu’un faux manifeste. Le rédacteur n’en est autre, en fait, que Piotr Ivanovitch Ratchkovsky qui, nous l’avons déjà dit, dirigeait de 1884 à 1902, la section étrangère de la police secrète du Tsar, l’Okhrana. Il aurait tout simplement démarqué et transposé le dialogue aux enfers entre Montesquieu et Machiavel, œuvre étrange du pamphlétaire français Maurice Joly dont la mort, en 1878, reste mystérieuse.
Il est de fait que le dialogue écrit par Joly constituait déjà un manuel pour les apprentis dictateurs du monde moderne. Dans la septième partie, Machiavel, qui est censé dialoguer post-mortem avec Montesquieu, dit : « Chef du gouvernement, tous mes édits tendraient constamment au même but : développer démesurément la prépondérance de l’Etat, en faire le souverain protecteur, promoteur et rémunérateur ». Parmi les moyens aptes à engendrer le nivellement des masses sont énumérés dans la même septième partie : l’augmentation constante des impôts, le privilège de plus en plus systématique accordé à l’industrie et à la spéculation, entraînant le déclin fatal de l’agriculture et de l’artisanat.
Cependant, une étude comparée et attentive du dialogue et des Protocoles fait apparaître, selon nous, que les seconds ne sont pas du tout un simple démarquage habile du premier, mais semblent bel et bien être la transcription directe de résolutions arrêtées lors d’assemblées secrètes des gouvernants invisibles de l’Europe.
Quelle était alors l’intention de Rachovsky en répandant systématiquement les Protocoles ? Celle de servir les autorités impériales russes grâce à l’appui qu’il fournissait aux antisémites. Ceux-ci ne pouvaient évidemment que s’enflammer à l’idée d’une immense conspiration juive à l’échelle internationale qui viserait à susciter partout crises économiques et révolutions de manière à s’emparer finalement du pouvoir. On retrouvait ici un grand thème de la bataille idéologique déjà soutenue par divers ouvrages, comme celui de Gougenot des Mousseaux (Le juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, Paris, 1869) ou la célèbre France juive d’Edouard Drumont. En Allemagne davantage encore qu’en France, l’antisémitisme s’était plu à prêter aux Juifs un sombre projet de conspiration internationale. Des romans comme Biarritz de « Sir John Retcliffe » (pseudonyme de l’écrivain Herman Goëdsche, Berlin, 1868), avaient propagé cette idée. On trouve dans ce roman un chapitre fantastique à souhait qui raconte une impressionnante cérémonie secrète nocturne où se rassemblent les treize chefs du gouvernement invisible dans le vieux cimetière juif de Prague. Une à une, des figures revêtues d’un long manteau blanc se glissent dans le cimetière pour se réunir autour d’un sinistre tombeau. Quand retentissent les douze coups de minuit, le dernier personnage, le treizième, prend place. Un étrange son métallique résonne et une flamme bleue illumine étrangement la pierre tombale. Qui sont ces treize inquiétants personnages : les membres du gouvernement mondial juif secret. Ils représentent les douze tribus d’Israël, le treizième parle pour « les déchus et les exilés ». Chacun des treize jette une pierre sur la tombe et un énorme veau d’or surgit alors dans la flamme surnaturelle… Des générations d’antisémites ont cru à la réalité de cette scène nocturne qui se serait déroulée dans le vieux cimetière israélite de Prague à l’occasion de la fête du Tabernacle.
Dans son livre important : Histoire d’un mythe : Les Protocoles des sages de Sion, Norman Cohn a étudié la manière dont les Protocoles fournirent aux propagandes antisémites, dont l’apogée devait avoir lieu avec le triomphe du nazisme, un moyen formidablement efficace de répandre dans les masses la hantise fanatique d’une « conspiration juive mondiale », de populariser au maximum l’image choc, stéréotypée, du juif répugnant par nature, louche, sinistre, et de plus animé de l’intention démoniaque de faire triompher une conspiration mondiale qui viserait à l’asservissement total du genre humain et permettrait l’avènement d’un Etat mondial dont le souverain serait un descendant direct de la race de David.
Les « Soixante-douze qui mènent le monde », pour reprendre les derniers mots de Rathenau expirant, seraient-ils donc des Juifs ? Une telle idée nous semble sujette à caution. On a pu prétendre que certains d’entre eux, comme le premier instructeur de Trebitsch Lincoln (initié au bouddhisme tibétain), seraient anglo-saxons selon la légende qui dit que les fameuses « dix tribus perdues » d’Israël, lors de la conquête du nord du royaume juif par les Babyloniens, se sont réfugiées en partie en Grande-Bretagne. A l’inverse des Juifs de l’exil et des diasporas ultérieures, ces réfugiés se seraient fondus dans la population au lieu de garder leurs coutumes et leur particularisme racial.
Mais rien ne prouve que les gouvernants invisibles du globe — s’ils existent, ce qu’il semble de plus en plus fondé d’affirmer — appartiennent à un seul groupe ethnique ou sont lointainement apparentés à celui-ci. On a pu constater de plus que certaines notions-clés héritées du judaïsme peuvent être reprises en compte par d’autres, voire même par les pires antisémites. Il est indéniable notamment que le nazisme a récupéré cet idéal de l’Ancien Testament : les Israélites, comme race élue, supérieure en soi à tous les autres peuples. Le national-socialisme reprendra pour son compte cette idée force de manière particulièrement fanatique, remplaçant les Juifs par les aryens et considérant alors les Juifs non seulement comme une race en soi inférieure, mais comme une ethnie perverse à éliminer définitivement du globe.
A lire attentivement les Protocoles des sages de Sion, on découvre un étonnant pressentiment de la technique totalitaire par excellence de la prise du pouvoir, technique particulièrement apparente dans la prise du pouvoir en Allemagne par le nazisme. On trouve déjà dans les Protocoles le tableau de la robotisation systématique des masses asservies par les idéologies totalitaires, tableau qu’a si bien brossé, dans son livre Le Règne de la quantité et les signes des temps, René Guénon : « Les hommes deviendront des automates, animés artificiellement et momentanément par une volonté infernale, ce qui donne l’idée la plus nette de ce qui arrive aux confins mêmes de la dissolution finale ».
De tels processus entrent dans le cadre des événements apocalyptiques qui marquent la fin d’un cycle terrestre.
Serge Hutin, « Gouvernants invisibles et sociétés secrètes ».