par
Diana Johnstone
Quand
le pouvoir devient ouvertement criminel, il est temps de faire taire
les gens. A travers l’Empire mondial, ce moment semble arriver.
La liberté d’expression est de plus en plus menacée, tant aux
Etats-Unis que dans la vieille Europe, bien que ces attaques viennent
d’angles différents.
Aux
Etats-Unis, l’assaut est clairement mené par des fanatiques
d’extrême-droite comme David Horowitz, qui incite les étudiants à
dénoncer les professeurs qui osent tenter de leur enseigner des
choses qu’ils ne pensent pas déjà savoir. Le but est clairement
d’interdire toute critique de la politique guerrière des
Etats-Unis. Dans la vieille Europe, l’assaut est plus subtil et
probablement moins lucide. Il est mené en partie par des gens qui se
considèrent comme étant de gauche et qui semblent parfaitement
inconscients du danger qu’il y a à limiter la liberté
d’expression.
En
1990, l’amendement, connu sous le nom de « loi Gayssot » a été
introduit par un député communiste (loi fabius-Gayssot). Il semble
que la gauche française, particulièrement le Parti Communiste, dans
son désir de préserver l’héritage de la résistance française
pendant la deuxième guerre mondiale, n’a pas vu de danger dans la
création d’un précédent punissant des discours comme s’il
s’agissait d’actes.
Dans
les années récentes, le contexte a considérablement changé.
Devant la protestation mondiale contre la façon dont sont traités
les Palestiniens, des efforts croissants ont été faits pour étendre
la définition de l’ « antisémitisme », afin d’y inclure toute
critique d’Israël. En insistant sur le fait qu’il n’y a pas de
différence entre les juifs et l’état juif (proposition
vigoureusement contestée par de nombreux français d’origine
juive) et donc que la critique d’Israël s’identifie avec
l’antisémitisme, les ultra-sionistes semblent provoquer
l’antisémitisme qu’ils dénoncent. Que ce soit délibéré ou
non est discutable. La France a la plus importante population juive
d’Europe, professionnellement qualifiée et assimilée, et Sharon
essaie ouvertement de l’attirer en Israël en proclamant que les
juifs ne sont en sécurité nulle part, et surtout pas en France, à
cause, soi disant, de l’antisémitisme.
Dès
que la critique d’Israël est identifiée à de l’antisémitisme,
elle devient taboue. Un des principaux spécialistes de cette
intimidation morale est Roger Cukierman, un sioniste qui préside le
CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France). En
avril 2002, Cukierman a même applaudi le score surprenant de Le Pen
au premier tour des élections présidentielles comme étant "une
bonne leçon pour les Arabes". Cukierman ne représente sûrement
pas les nombreux citoyens juifs qui ne sont pas membres des
organisations juives. Néanmoins, le dîner annuel du CRIF est devenu
un must pour les leaders politiques français, qui, chaque année,
écoutent docilement les imprécations de Cukierman les accusant de
ne pas faire assez pour arrêter l’antisémitisme. Seize ministres
baissaient la tête tandis que Cukierman attaquait la politique
étrangère du président Chirac - son opposition à la guerre en
Irak et sa tentative de poursuivre une politique équilibrée au
Moyen-Orient.
Ce
qui illustre que le combat contre l’antisémitisme peut être
injecté dans les discussions géopolitiques comme prétexte pour
stigmatiser l’opposition croissante à la politique d’Israël et
des Etats-Unis.
Faire
taire Dieudonné
Cette
stigmatisation a atteint un sommet avec la campagne visant à faire
taire l’humoriste Dieudonné.
La
campagne a commencé en décembre 2003, après un court sketch où
Dieudonné, déguisé en colon juif des territoires palestiniens
occupés, a appelé les jeunes à rejoindre l’axe du Bien
américano-sioniste. Ce qui fut ponctué par l’exclamation « Isra
heil ! », qui suscita un tollé. Les organisations sionistes
ont réussi à faire annuler les spectacles de Dieudonné, en le
menaçant. Néanmoins, il a gagné tous ses procès. Quand il
réussissait à trouver une salle pour son spectacle, elle était
pleine et une standing ovation l’attendait.
Comme
il arrive souvent, l’éducation catholique de Dieudonné en a fait
un libre-penseur, critique acerbe des religions. Dans ses spectacles,
il parodie régulièrement toutes les religions sans excepter
l’animisme de ses ancêtres africains. L’insolence est une
constante de l’humour français, qui n’hésite pas à ridiculiser
le catholicisme comme l’Islam en des termes très offensants. (Mais
il ne faut pas se moquer du judaïsme, la religion des « élus » !)
Insistant
sur son engagement en faveur de l’égalité et des valeurs
universelles, Dieudonné a refusé de se censurer comme le lui
demandaient ses critiques. Ils l’ont attendu au tournant. Dans une
conférence de presse à Alger le mois dernier, il a utilisé
l’expression « pornographie mémorielle », forgée par
l’historienne israélienne Idith Zertal, faisant référence à
certains aspects excessifs de la commémoration de l’holocauste.
D’après Dieudonné, aucun journaliste algérien n’a jugé bon de
rapporter cette expression qui, dès lors, se réduisait à une
parole d’opinion privée. Elle n’en fut pas moins saisie par un
site sioniste qui propagea l’expression, ajoutant que Dieudonné
avait qualifié la Shoah elle-même de « pornographie mémorielle ».
Une nouvelle et très violente affaire Dieudonné était lancée.
Le
fond de commerce des humoristes est souvent l’excès et le mauvais
goût. Sur ces deux plans, Dieudonné est relativement bénin. Son
personnage est plutôt bonhomme, sans le venin qui caractérise
certains présentateurs de talk shows américains.
De
retour à Paris, Dieudonné a donné une conférence de presse, pour
dire que ses propos avaient été déformés, qu’il n’avait
jamais mentionné la Shoah comme telle, et qu’il respectait les
victimes de cette immense tragédie.
Mais
il n’a pas suffit de corriger la citation inexacte. Quels que
furent les mots prononcés, les journalistes hostiles voulaient
savoir, « mais qu’avez-vous voulu dire » ? En d’autres termes,
« que pensez-vous » ? La criminalisation des mots dits conduit à
la criminalisation des pensées non dites.
Expliquant
sa position politique, Dieudonné affirme que son combat contre le
racisme l’amène à s’opposer au communautarisme exacerbé qui
dresse certaines communautés religieuses contre d’autres.
Pourquoi
n’existe-t-il pas de monument aux victimes de la traite des
esclaves ? Pourquoi existe-t-il des financements pour 150 films sur
l’holocauste alors qu’il n’a pu obtenir aucun financement pour
un film sur « le code noir », qui fut la base légale du commerce
français des esclaves ? Ceci n’a en rien calmé ses critiques, et,
dans les jours qui suivirent, les attaques dans les médias se firent
encore plus virulentes. [...]
Les
annulations et les menaces de mort sont arrivées en masse chez
Dieudonné. Même s’il gagne devant les tribunaux, comme ce fut le
cas, les médias cherchent à le détruire. La signification de cette
campagne va bien au-delà de ses conséquences sur la carrière d’un
artiste de talent. Deux conséquences plus générales sont à
signaler.
Premièrement,
la campagne contre Dieudonné s’avère être une tentative de
réduire au silence une des principales voix de l’universalisme
laïque qui a des partisans parmi les jeunes de toutes les
communautés de France notamment - mais non exclusivement - parmi les
enfants d’immigrants d’Afrique et des pays arabes. Beaucoup
d’entre eux, contrairement à lui, sont croyants. Mais si des
jeunes filles voilées peuvent rire de ses satires contre les
extrémistes musulmans, pourquoi une satire similaire contre des
colons sionistes orthodoxes est-elle interdite ? Pourquoi le CRIF
a-t-il plus d’influence qu’une organisation représentative de la
communauté musulmane, bien plus nombreuse ? L’universalisme laïc
de Dieudonné n’est-il pas une saine réponse à la menace d’un
conflit intercommunautaire ?
Deuxièmement,
et ce qui est sans doute le plus important, la campagne contre le
comique français est l’indice d’une tendance générale visant à
utiliser l’accusation d’antisémitisme chaque fois qu’il
s’agit de critiquer la politique des Etats-Unis, y compris la
conquête de l’Irak. C’est parfois flagrant, parfois plus subtil.
L’expression
« pornographie mémorielle » manque sans aucun doute de précision
et de bon goût. Mais elle n’en exprime pas moins une certaine
lassitude, qui existe aussi chez de nombreux juifs, devant la
constante commémoration d’une tragédie passée, à l’exclusion
d’autres (le bombardement d’Hiroshima, les génocides arménien,
du Cambodge, du Rwanda…).
On
peut penser de plus en plus que cette répétition ne contribue
nullement à empêcher que cela ne se produise à nouveau. Au
contraire, elle est exploitée pour faire taire toute opposition à
la politique de guerre des Etats-Unis et de son principal partenaire
au Moyen-Orient, l’état Sioniste. C’est une telle opposition qui
était le sens de la parodie de Dieudonné sur l’axe du mal, et qui
concerne essentiellement le présent et le futur immédiat et non une
quelconque négation du passé.
Sur
le plan idéologique, la référence constante à l’holocauste,
liée à la suggestion qu’une nouvelle persécution des juifs
d’Europe pourrait recommencer, crée un clivage subtil mais profond
entre les Etats-Unis et l’Europe. Concernant l’Allemagne c’est
évident ; mais également en France, où les justifications sont
bien moindres, mais l’insistance des critiques américains tout
aussi forte, la référence à l’holocauste maintient un sentiment
de culpabilité, et disqualifie ces puissances européennes dans leur
volonté de jouer un rôle à l’avenir.
Au
contraire, pour les Etats-Unis, l’holocauste est devenu la clef
majeure d’une idéologie qui justifie ses interventions militaires
pour « sauver les victimes » partout dans le monde. Ceci est fondé
sur le mythe que ce sont les Etats-Unis qui sont finalement venus au
secours des victimes de l’holocauste. L’implication de ce mythe,
qui sous tend l’énorme exagération d’un « retour de
l’antisémitisme » en France, vise à faire croire que les
Européens, laissés à eux-mêmes, recommenceront à persécuter les
juifs. Et que seuls les Etats-Unis peuvent les en empêcher.
Ainsi,
le mythe des interventions militaires bienveillantes des Etats-Unis
est renforcé par l’exploitation idéologique de l’holocauste
tout autant que la vieille Europe en est affaiblie. Ceci est une des
raisons pour lesquelles les politiciens et les médias européens qui
veulent voir leur pays suivre Washington - et qui sont loin d’être
tous juifs - trouvent politiquement utile de rappeler le plus souvent
possible l’holocauste. Il ne s’agit pas de respecter les victimes
mais de les exploiter. Par un perpétuel chantage implicite, les
politiciens et les médias pro-Otan paralysent l’Europe et la
disqualifient comme opposante aux guerres menées par les Etats-Unis
afin de remodeler le Moyen-Orient.
Il
semble qu’il y a eu bien plus d’indignation dans les médias
français à propos d’un reportage douteux concernant quelques
remarques de Dieudonné qu’à propos de la totale destruction de la
ville de Fallujah en Irak. Dans un monde pareil, reste-t-il encore de
la place pour un humoriste ?
Diana
Johnstone, « La Croisade des Fous ».