Saturday, September 13, 2014

Faire taire les gens

par Diana Johnstone


Quand le pouvoir devient ouvertement criminel, il est temps de faire taire les gens. A travers l’Empire mondial, ce moment semble arriver. La liberté d’expression est de plus en plus menacée, tant aux Etats-Unis que dans la vieille Europe, bien que ces attaques viennent d’angles différents.

Aux Etats-Unis, l’assaut est clairement mené par des fanatiques d’extrême-droite comme David Horowitz, qui incite les étudiants à dénoncer les professeurs qui osent tenter de leur enseigner des choses qu’ils ne pensent pas déjà savoir. Le but est clairement d’interdire toute critique de la politique guerrière des Etats-Unis. Dans la vieille Europe, l’assaut est plus subtil et probablement moins lucide. Il est mené en partie par des gens qui se considèrent comme étant de gauche et qui semblent parfaitement inconscients du danger qu’il y a à limiter la liberté d’expression.

En 1990, l’amendement, connu sous le nom de « loi Gayssot » a été introduit par un député communiste (loi fabius-Gayssot). Il semble que la gauche française, particulièrement le Parti Communiste, dans son désir de préserver l’héritage de la résistance française pendant la deuxième guerre mondiale, n’a pas vu de danger dans la création d’un précédent punissant des discours comme s’il s’agissait d’actes.

Dans les années récentes, le contexte a considérablement changé. Devant la protestation mondiale contre la façon dont sont traités les Palestiniens, des efforts croissants ont été faits pour étendre la définition de l’ « antisémitisme », afin d’y inclure toute critique d’Israël. En insistant sur le fait qu’il n’y a pas de différence entre les juifs et l’état juif (proposition vigoureusement contestée par de nombreux français d’origine juive) et donc que la critique d’Israël s’identifie avec l’antisémitisme, les ultra-sionistes semblent provoquer l’antisémitisme qu’ils dénoncent. Que ce soit délibéré ou non est discutable. La France a la plus importante population juive d’Europe, professionnellement qualifiée et assimilée, et Sharon essaie ouvertement de l’attirer en Israël en proclamant que les juifs ne sont en sécurité nulle part, et surtout pas en France, à cause, soi disant, de l’antisémitisme.

Dès que la critique d’Israël est identifiée à de l’antisémitisme, elle devient taboue. Un des principaux spécialistes de cette intimidation morale est Roger Cukierman, un sioniste qui préside le CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France). En avril 2002, Cukierman a même applaudi le score surprenant de Le Pen au premier tour des élections présidentielles comme étant "une bonne leçon pour les Arabes". Cukierman ne représente sûrement pas les nombreux citoyens juifs qui ne sont pas membres des organisations juives. Néanmoins, le dîner annuel du CRIF est devenu un must pour les leaders politiques français, qui, chaque année, écoutent docilement les imprécations de Cukierman les accusant de ne pas faire assez pour arrêter l’antisémitisme. Seize ministres baissaient la tête tandis que Cukierman attaquait la politique étrangère du président Chirac - son opposition à la guerre en Irak et sa tentative de poursuivre une politique équilibrée au Moyen-Orient.

Ce qui illustre que le combat contre l’antisémitisme peut être injecté dans les discussions géopolitiques comme prétexte pour stigmatiser l’opposition croissante à la politique d’Israël et des Etats-Unis.

Faire taire Dieudonné

Cette stigmatisation a atteint un sommet avec la campagne visant à faire taire l’humoriste Dieudonné.

La campagne a commencé en décembre 2003, après un court sketch où Dieudonné, déguisé en colon juif des territoires palestiniens occupés, a appelé les jeunes à rejoindre l’axe du Bien américano-sioniste. Ce qui fut ponctué par l’exclamation « Isra heil ! », qui suscita un tollé. Les organisations sionistes ont réussi à faire annuler les spectacles de Dieudonné, en le menaçant. Néanmoins, il a gagné tous ses procès. Quand il réussissait à trouver une salle pour son spectacle, elle était pleine et une standing ovation l’attendait.

Comme il arrive souvent, l’éducation catholique de Dieudonné en a fait un libre-penseur, critique acerbe des religions. Dans ses spectacles, il parodie régulièrement toutes les religions sans excepter l’animisme de ses ancêtres africains. L’insolence est une constante de l’humour français, qui n’hésite pas à ridiculiser le catholicisme comme l’Islam en des termes très offensants. (Mais il ne faut pas se moquer du judaïsme, la religion des « élus » !)

Insistant sur son engagement en faveur de l’égalité et des valeurs universelles, Dieudonné a refusé de se censurer comme le lui demandaient ses critiques. Ils l’ont attendu au tournant. Dans une conférence de presse à Alger le mois dernier, il a utilisé l’expression « pornographie mémorielle », forgée par l’historienne israélienne Idith Zertal, faisant référence à certains aspects excessifs de la commémoration de l’holocauste. D’après Dieudonné, aucun journaliste algérien n’a jugé bon de rapporter cette expression qui, dès lors, se réduisait à une parole d’opinion privée. Elle n’en fut pas moins saisie par un site sioniste qui propagea l’expression, ajoutant que Dieudonné avait qualifié la Shoah elle-même de « pornographie mémorielle ». Une nouvelle et très violente affaire Dieudonné était lancée.

Le fond de commerce des humoristes est souvent l’excès et le mauvais goût. Sur ces deux plans, Dieudonné est relativement bénin. Son personnage est plutôt bonhomme, sans le venin qui caractérise certains présentateurs de talk shows américains.

De retour à Paris, Dieudonné a donné une conférence de presse, pour dire que ses propos avaient été déformés, qu’il n’avait jamais mentionné la Shoah comme telle, et qu’il respectait les victimes de cette immense tragédie.

Mais il n’a pas suffit de corriger la citation inexacte. Quels que furent les mots prononcés, les journalistes hostiles voulaient savoir, « mais qu’avez-vous voulu dire » ? En d’autres termes, « que pensez-vous » ? La criminalisation des mots dits conduit à la criminalisation des pensées non dites.

Expliquant sa position politique, Dieudonné affirme que son combat contre le racisme l’amène à s’opposer au communautarisme exacerbé qui dresse certaines communautés religieuses contre d’autres.

Pourquoi n’existe-t-il pas de monument aux victimes de la traite des esclaves ? Pourquoi existe-t-il des financements pour 150 films sur l’holocauste alors qu’il n’a pu obtenir aucun financement pour un film sur « le code noir », qui fut la base légale du commerce français des esclaves ? Ceci n’a en rien calmé ses critiques, et, dans les jours qui suivirent, les attaques dans les médias se firent encore plus virulentes. [...]

Les annulations et les menaces de mort sont arrivées en masse chez Dieudonné. Même s’il gagne devant les tribunaux, comme ce fut le cas, les médias cherchent à le détruire. La signification de cette campagne va bien au-delà de ses conséquences sur la carrière d’un artiste de talent. Deux conséquences plus générales sont à signaler.

Premièrement, la campagne contre Dieudonné s’avère être une tentative de réduire au silence une des principales voix de l’universalisme laïque qui a des partisans parmi les jeunes de toutes les communautés de France notamment - mais non exclusivement - parmi les enfants d’immigrants d’Afrique et des pays arabes. Beaucoup d’entre eux, contrairement à lui, sont croyants. Mais si des jeunes filles voilées peuvent rire de ses satires contre les extrémistes musulmans, pourquoi une satire similaire contre des colons sionistes orthodoxes est-elle interdite ? Pourquoi le CRIF a-t-il plus d’influence qu’une organisation représentative de la communauté musulmane, bien plus nombreuse ? L’universalisme laïc de Dieudonné n’est-il pas une saine réponse à la menace d’un conflit intercommunautaire ?

Deuxièmement, et ce qui est sans doute le plus important, la campagne contre le comique français est l’indice d’une tendance générale visant à utiliser l’accusation d’antisémitisme chaque fois qu’il s’agit de critiquer la politique des Etats-Unis, y compris la conquête de l’Irak. C’est parfois flagrant, parfois plus subtil.

L’expression « pornographie mémorielle » manque sans aucun doute de précision et de bon goût. Mais elle n’en exprime pas moins une certaine lassitude, qui existe aussi chez de nombreux juifs, devant la constante commémoration d’une tragédie passée, à l’exclusion d’autres (le bombardement d’Hiroshima, les génocides arménien, du Cambodge, du Rwanda…).

On peut penser de plus en plus que cette répétition ne contribue nullement à empêcher que cela ne se produise à nouveau. Au contraire, elle est exploitée pour faire taire toute opposition à la politique de guerre des Etats-Unis et de son principal partenaire au Moyen-Orient, l’état Sioniste. C’est une telle opposition qui était le sens de la parodie de Dieudonné sur l’axe du mal, et qui concerne essentiellement le présent et le futur immédiat et non une quelconque négation du passé.

Sur le plan idéologique, la référence constante à l’holocauste, liée à la suggestion qu’une nouvelle persécution des juifs d’Europe pourrait recommencer, crée un clivage subtil mais profond entre les Etats-Unis et l’Europe. Concernant l’Allemagne c’est évident ; mais également en France, où les justifications sont bien moindres, mais l’insistance des critiques américains tout aussi forte, la référence à l’holocauste maintient un sentiment de culpabilité, et disqualifie ces puissances européennes dans leur volonté de jouer un rôle à l’avenir.

Au contraire, pour les Etats-Unis, l’holocauste est devenu la clef majeure d’une idéologie qui justifie ses interventions militaires pour « sauver les victimes » partout dans le monde. Ceci est fondé sur le mythe que ce sont les Etats-Unis qui sont finalement venus au secours des victimes de l’holocauste. L’implication de ce mythe, qui sous tend l’énorme exagération d’un « retour de l’antisémitisme » en France, vise à faire croire que les Européens, laissés à eux-mêmes, recommenceront à persécuter les juifs. Et que seuls les Etats-Unis peuvent les en empêcher.

Ainsi, le mythe des interventions militaires bienveillantes des Etats-Unis est renforcé par l’exploitation idéologique de l’holocauste tout autant que la vieille Europe en est affaiblie. Ceci est une des raisons pour lesquelles les politiciens et les médias européens qui veulent voir leur pays suivre Washington - et qui sont loin d’être tous juifs - trouvent politiquement utile de rappeler le plus souvent possible l’holocauste. Il ne s’agit pas de respecter les victimes mais de les exploiter. Par un perpétuel chantage implicite, les politiciens et les médias pro-Otan paralysent l’Europe et la disqualifient comme opposante aux guerres menées par les Etats-Unis afin de remodeler le Moyen-Orient.

Il semble qu’il y a eu bien plus d’indignation dans les médias français à propos d’un reportage douteux concernant quelques remarques de Dieudonné qu’à propos de la totale destruction de la ville de Fallujah en Irak. Dans un monde pareil, reste-t-il encore de la place pour un humoriste ?

Diana Johnstone, « La Croisade des Fous ».

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