Sunday, September 14, 2014

Notre Dame des Landes & la propriété commune

L'appel à la réoccupation des terres va-t-il se répandre partout ? La nature ne doit plus être détruite pour satisfaire l'avidité de quelques accapareurs du bien commun.

Dans le Baopuzi, un vieux texte chinois, un taoïste évoquant un lointain passé dit :

« Il n'y avait alors ni prince ni vassal ; on creusait des puits pour boire et on labourait la terre pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil [...] De gloire et d'infamie point. Nuls sentiers ni tranchées ne défiguraient les montagnes. Il n'existait ni barques ni ponts sur les cours d'eau. Les vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s'emparer de territoires. » Le monde était un paradis où « le phénix se posait dans les cours des maisons et les dragons s'ébattaient en troupeaux dans les parcs et les étangs [...] On pouvait marcher sur la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s'envolaient pas quand on traversait les étangs ; les lièvres et les renards n'étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Malheurs et troubles, guerres et épidémies étaient inconnus [...] On bâfrait et on s'esclaffait, on se tapait sur le ventre et on s'ébaudissait ! »

Le taoïsme originel décrit un âge d'or où les hommes formaient une grande famille et constituaient ce que l'on appelle de nos jours une société communiste primitive. L'étude du communisme primitif passionna Rosa Luxemburg.

« Comment expliquer l'intérêt de Rosa Luxemburg pour les communautés primitives ? D'une part, il est évident qu'elle voit dans l'existence de ces sociétés communistes anciennes un moyen d'ébranler et même de détruire « la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et de son existence depuis le commencement du monde . » C'est par incapacité de concevoir la propriété communale et par incompréhension pour tout ce qui ne ressemble pas à la civilisation capitaliste que les économistes bourgeois ont refusé avec obstination de reconnaître le fait historique des communautés. Il s'agit donc, pour Rosa Luxemburg, d'un enjeu du combat théorique et politique sur un aspect essentiel de la science économique. D'autre part, le communisme Primitif est à ses yeux un point de repère historique précieux pour critiquer le capitalisme, pour dévoiler son caractère irrationnel, réifié, anarchique, et pour mettre en évidence l'opposition radicale entre valeur d'usage et valeur d'échange. Comme le souligne à juste titre Ernest Mandel dans sa préface, « l'explication des différences fondamentales entre une économie fondée sur la production de valeurs d'usage, destinée à satisfaire les besoins des producteurs, et une économie fondée sur la production de marchandises, occupe la majeure partie de l'ouvrage. » Il s'agit donc pour elle de trouver et de « sauver », dans le passé primitif, tout ce qui peut, jusqu'à un certain point au moins, préfigurer le socialisme moderne.

L'attitude de Rosa Luxemburg n'est pas sans une certaine affinité avec les conceptions romantiques de l'histoire, qui refusent l'idéologie bourgeoise du progrès, et critiquent les aspects inhumains de la civilisation industrielle/capitaliste (d'où, par ailleurs, son intérêt pour l'œuvre d'un économiste romantique comme Sismondi). Tandis que le romantisme traditionaliste aspire à restaurer un passé idéalisé, le romantisme révolutionnaire dont Rosa Luxemburg est proche cherche dans certaines formes du passé précapitaliste des éléments et des aspects qui anticipent l'avenir post-capitaliste.


Marx et Engels avaient déjà, dans leurs écrits et leur correspondance, attiré l'attention sur les travaux de l'historien (romantique) Georg Ludwig von Maurer sur l'ancienne commune (Mark) germanique. Comme eux, Rosa Luxemburg étudie avec passion les écrits de Maurer et s'émerveille du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche (Mark) et de sa transparence sociale : « On ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici l'activité de chacun et l'intègrent comme un élément du tout. Les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et l'aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble pour tous et décident ensemble de tout. » Ce qu'elle apprécie et met en évidence sont les traits de cette formation communautaire primitive qui l'opposent au capitalisme et la rendent, à certains égards, humainement supérieure à la civilisation industrielle bourgeoise : « Il y a donc deux mille ans et même davantage.., régnait chez les Germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle, pas d'État avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs. »

En s'appuyant sur les travaux de l'historien russe Maxime Kovalevsky (qui avait déjà vivement intéressé Marx), Rosa Luxemburg insiste sur l'universalité du communisme agraire comme forme générale de la société humaine à une certaine étape de son développement, qu'on trouve aussi bien chez les Indiens des Amériques, les Incas, les Aztèques, que chez les Kabyles, les tribus africaines et les Hindous. L'exemple péruvien lui semble particulièrement significatif, et là aussi, elle ne peut s'empêcher de suggérer une comparaison entre la Marca des Incas et la société « civilisée » : « L'art moderne de se nourrir exclusivement du travail d'autrui et de faire de l'oisiveté l'attribut du pouvoir était étranger à cette organisation sociale où la propriété commune et l'obligation générale de travailler constituaient des coutumes populaires profondément enracinées. » Elle manifeste aussi son admiration pour « l'incroyable résistance du peuple indien et des institutions communistes agraires dont, malgré ces conditions, des vestiges se sont conservés jusqu'au XIXe siècle. » Une vingtaine d'années plus tard, l'éminent penseur marxiste péruvien José Carlos Mariategui va avancer un point de vue qui présente des convergences frappantes avec les idées de Rosa Luxemburg (dont très probablement il ignorait les remarques sur le Pérou) : le socialisme moderne doit s'appuyer sur les traditions indigènes qui remontent au communisme Inca, pour gagner à son combat les masses paysannes.

Mais l'auteur le plus important dans ce domaine est pour Rosa Luxemburg — comme pour Engels dans L'Origine de la famille — l'anthropologue américain L. H. Morgan. En s'inspirant de son ouvrage classique (Ancient Society, 1877) elle va plus loin que Marx ou Engels et développe toute une vision grandiose de l'histoire, une conception novatrice et hardie de l'évolution millénaire de l'humanité, dans laquelle la civilisation actuelle « avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants » apparaît comme une simple parenthèse, une transition entre la société communiste primitive et la société communiste du futur. L'idée romantique/révolutionnaire du lien entre le passé et l'avenir apparaît ici de façon explicitée : « la noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité. »

Dans cette perspective, la colonisation européenne des peuples du Tiers monde lui apparaît essentiellement comme une entreprise socialement destructrice, barbare et inhumaine ; c'est le cas notamment de l'occupation anglaise des Indes, qui a saccagé et désagrégé les structures agraires communistes traditionnelles, avec des conséquences tragiques pour la paysannerie. Rosa Luxemburg partage avec Marx la conviction que l'impérialisme apporte aux pays colonisés le progrès économique, même s'il le fait « par les méthodes ignobles d'une société de classes. » Toutefois, tandis que Marx, sans cacher son indignation devant ces méthodes, insiste surtout sur le rôle économiquement progressiste des chemins de fer introduits par l'Angleterre en Inde, l'accent, chez Rosa Luxemburg, est mis plutôt sur les conséquences socialement néfastes de ce « progrès » capitaliste : « les anciens liens furent brisés, l'isolement paisible du communisme à l'écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l'inégalité et l'exploitation. Il en résulte, d'une part d'énormes latifundia, d'autre part des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle le typhus, la faim, le scorbut, devenus des hôtes permanents des plaines du Gange. » Cette différence avec Marx correspond bien entendu à une étape historique distincte, qui permet un regard nouveau sur les pays coloniaux, mais elle est aussi l'expression de la sensibilité particulière de Rosa Luxemburg aux qualités sociales et humaines des communautés primitives.

Cette problématique est abordée non seulement dans l'Introduction à l'Economie politique mais aussi dans l'Accumulation du capital, où elle critique à nouveau le rôle historique du colonialisme anglais et s'indigne du mépris criminel que les conquérants européens ont manifesté envers l'ancien système d'irrigation : le capital, dans sa voracité aveugle, « est incapable de voir assez loin pour reconnaître la valeur des monuments économiques d'une civilisation plus ancienne » ; la politique coloniale produit le déclin de ce système traditionnel, et en conséquence, la famine commence, à partir de 1867, à faire des millions de victimes en Inde. Quant à la colonisation française en Algérie, elle se caractérise, à ses yeux, par une tentative systématique et délibérée de destruction et dislocation de la propriété communale, aboutissant à la ruine économique de la population indigène.

Mais au-delà de tel ou tel exemple, c'est l'ensemble du système colonial - espagnol, portugais, hollandais, anglais ou allemand, en Amérique Latine, en Afrique ou en Mie - qui est dénoncé par Rosa Luxemburg, qui se place résolument du point de vue des victimes du « progrès » capitaliste : « Pour les peuples primitifs dans les pays coloniaux où dominait le communisme primitif, le capitalisme constitue un malheur indicible plein des plus effroyables souffrances. » Ce souci de la condition sociale des populations colonisées est un des signes de l'étonnante modernité de ce texte - notamment si on le compare avec l'ouvrage équivalent de Kautsky (publié en 1886) dont les peuples non-européens sont pratiquement absents.

De cette analyse découle la solidarité de Rosa Luxemburg avec le combat des indigènes contre les métropoles impérialistes, combat dans lequel elle voit la résistance tenace et digne d'admiration des vieilles traditions communistes contre la recherche du profit et contre « l'européanisation » capitaliste. L'idée apparaît ici en filigrane d'une alliance entre le combat anticolonial de ces peuples et le combat anticapitaliste du prolétariat moderne comme convergence révolutionnaire entre le vieux et le nouveau communisme...

Selon Gilbert Badia, dont le remarquable ouvrage sur Rosa Luxemburg est un des rares à examiner critiquement cette problématique, dans l'Introduction à l'Économie Politique les structures anciennes des sociétés colonisées sont trop souvent présentées de façon figée, « et opposées radicalement, par un contraste en blanc et en noir, au capitalisme ». En d'autres termes : « A ces communautés parées de toutes les vertus et conçues comme quasi immobiles, Rosa Luxemburg oppose la fonction destructrice d'un capitalisme qui n'a absolument plus rien de progressif. Nous sommes loin de la bourgeoisie conquérante évoquée par Marx dans le Manifeste. » Ces objections ne nous semblent pas justifiées, pour les raisons suivantes : 

1) Rosa Luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire elle montre leurs contradictions et transformations. Elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inégalité et au despotisme. »

 2) Elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colonisation capitaliste ; 

3) Si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n'occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc. 

4) En effet, l'approche de Rosa Luxemburg se situe très loin de l'hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l'esprit du chapitre XXXI du Capital (« Genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.

En réalité, au sujet de la commune rurale russe, Rosa Luxemburg a une vision beaucoup plus critique que Marx lui-même. En partant des analyses d'Engels, qui constatait, à la fin du XIXe siècle, le déclin de l'obchtchina et sa dégénérescence, elle montre, par cet exemple, les limites historiques de la communauté traditionnelle et la nécessité de son dépassement. Son regard se tourne résolument vers le futur, et elle se sépare ici du romantisme économique en général et des populistes russes en particulier, pour insister sur « la différence fondamentale entre l'économie socialiste mondiale de l'avenir et les groupes communistes primitifs de la préhistoire. »

Michael Löwy, Rosa Luxemburg aujourd'hui.

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