L'appel à la réoccupation des terres
va-t-il se répandre partout ? La nature ne doit plus être
détruite pour satisfaire l'avidité de quelques accapareurs du bien
commun.
Dans le Baopuzi, un vieux texte
chinois, un taoïste évoquant un lointain passé dit :
« Il n'y avait alors ni prince ni
vassal ; on creusait des puits pour boire et on labourait la terre
pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil [...] De gloire et
d'infamie point. Nuls sentiers ni tranchées ne défiguraient les
montagnes. Il n'existait ni barques ni ponts sur les cours d'eau. Les
vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s'emparer
de territoires. » Le monde était un paradis où « le phénix se
posait dans les cours des maisons et les dragons s'ébattaient en
troupeaux dans les parcs et les étangs [...] On pouvait marcher sur
la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes
ne s'envolaient pas quand on traversait les étangs ; les lièvres et
les renards n'étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait
dans les forêts. Malheurs et troubles, guerres et épidémies
étaient inconnus [...] On bâfrait et on s'esclaffait, on se tapait
sur le ventre et on s'ébaudissait ! »
Le taoïsme originel décrit un âge
d'or où les hommes formaient une grande famille et constituaient ce
que l'on appelle de nos jours une société communiste primitive.
L'étude du communisme primitif passionna Rosa Luxemburg.
« Comment expliquer l'intérêt
de Rosa Luxemburg pour les communautés primitives ? D'une part, il
est évident qu'elle voit dans l'existence de ces sociétés
communistes anciennes un moyen d'ébranler et même de détruire «
la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et
de son existence depuis le commencement du monde . » C'est par
incapacité de concevoir la propriété communale et par
incompréhension pour tout ce qui ne ressemble pas à la civilisation
capitaliste que les économistes bourgeois ont refusé avec
obstination de reconnaître le fait historique des communautés. Il
s'agit donc, pour Rosa Luxemburg, d'un enjeu du combat théorique et
politique sur un aspect essentiel de la science économique. D'autre
part, le communisme Primitif est à ses yeux un point de repère
historique précieux pour critiquer le capitalisme, pour dévoiler
son caractère irrationnel, réifié, anarchique, et pour mettre en
évidence l'opposition radicale entre valeur d'usage et valeur
d'échange. Comme le souligne à juste titre Ernest Mandel dans sa
préface, « l'explication des différences fondamentales entre une
économie fondée sur la production de valeurs d'usage, destinée à
satisfaire les besoins des producteurs, et une économie fondée sur
la production de marchandises, occupe la majeure partie de l'ouvrage.
» Il s'agit donc pour elle de trouver et de « sauver », dans le
passé primitif, tout ce qui peut, jusqu'à un certain point au
moins, préfigurer le socialisme moderne.
L'attitude de Rosa Luxemburg n'est pas
sans une certaine affinité avec les conceptions romantiques de
l'histoire, qui refusent l'idéologie bourgeoise du progrès, et
critiquent les aspects inhumains de la civilisation
industrielle/capitaliste (d'où, par ailleurs, son intérêt pour
l'œuvre d'un économiste romantique comme Sismondi). Tandis que le
romantisme traditionaliste aspire à restaurer un passé idéalisé,
le romantisme révolutionnaire dont Rosa Luxemburg est proche cherche
dans certaines formes du passé précapitaliste des éléments et des
aspects qui anticipent l'avenir post-capitaliste.
Marx et Engels avaient déjà, dans
leurs écrits et leur correspondance, attiré l'attention sur les
travaux de l'historien (romantique) Georg Ludwig von Maurer sur
l'ancienne commune (Mark) germanique. Comme eux, Rosa
Luxemburg étudie avec passion les écrits de Maurer et s'émerveille
du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche (Mark)
et de sa transparence sociale : « On ne peut imaginer rien de
plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des
anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale
est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste
enserrent ici l'activité de chacun et l'intègrent comme un élément
du tout. Les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur
satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et
l'aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble
pour tous et décident ensemble de tout. » Ce qu'elle apprécie
et met en évidence sont les traits de cette formation communautaire
primitive qui l'opposent au capitalisme et la rendent, à
certains égards, humainement supérieure à la civilisation
industrielle bourgeoise : « Il y a donc deux mille ans et même
davantage.., régnait chez les Germains un état de choses
foncièrement différent de la situation actuelle, pas d'État avec
des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et
pauvres, entre maîtres et travailleurs. »
En s'appuyant sur
les travaux de l'historien russe Maxime Kovalevsky (qui avait déjà
vivement intéressé Marx), Rosa Luxemburg insiste sur l'universalité
du communisme agraire comme forme générale de la société humaine
à une certaine étape de son développement, qu'on trouve aussi bien
chez les Indiens des Amériques, les Incas, les Aztèques, que chez
les Kabyles, les tribus africaines et les Hindous. L'exemple péruvien
lui semble particulièrement significatif, et là aussi, elle ne peut
s'empêcher de suggérer une comparaison entre la Marca des
Incas et la société « civilisée » : « L'art moderne de se
nourrir exclusivement du travail d'autrui et de faire de l'oisiveté
l'attribut du pouvoir était étranger à cette organisation sociale
où la propriété commune et l'obligation générale de travailler
constituaient des coutumes populaires profondément enracinées. »
Elle manifeste aussi son admiration pour « l'incroyable résistance
du peuple indien et des institutions communistes agraires dont,
malgré ces conditions, des vestiges se sont conservés jusqu'au XIXe
siècle. » Une vingtaine d'années plus tard, l'éminent penseur
marxiste péruvien José Carlos Mariategui va avancer un point de vue
qui présente des convergences frappantes avec les idées de Rosa
Luxemburg (dont très probablement il ignorait les remarques sur le
Pérou) : le socialisme moderne doit s'appuyer sur les traditions
indigènes qui remontent au communisme Inca, pour gagner à son
combat les masses paysannes.
Mais
l'auteur le plus important dans ce domaine est pour Rosa Luxemburg —
comme pour Engels dans L'Origine
de la famille —
l'anthropologue américain L. H. Morgan. En s'inspirant de son
ouvrage classique (Ancient
Society, 1877) elle va
plus loin que Marx ou Engels et développe toute une vision grandiose
de l'histoire, une conception novatrice et hardie de l'évolution
millénaire de l'humanité, dans laquelle la civilisation actuelle «
avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination
masculine, son État et son mariage contraignants » apparaît comme
une simple parenthèse, une transition entre la société communiste
primitive et la société communiste du futur. L'idée
romantique/révolutionnaire du lien entre le passé et l'avenir
apparaît ici de façon explicitée : « la noble tradition du
lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations
révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se
refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel
de la domination de classe et de l'exploitation, qui prétendait être le
nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire
universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la
grande marche en avant de l'humanité.
»
1) Rosa Luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire elle montre leurs contradictions et transformations. Elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l'inégalité et au despotisme. »
2) Elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colonisation capitaliste ;
3) Si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n'occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc.
4) En effet, l'approche de Rosa Luxemburg se situe très loin de l'hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l'esprit du chapitre XXXI du Capital (« Genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.
Michael Löwy, Rosa Luxemburg aujourd'hui.