Par
la vertu politique échapper à la rechute
Après
la mort, l’âme doit se libérer de toutes ses fautes
avant
d’habiter un nouveau corps, à la mesure de sa nature morale.
(PYTHAGORE)
Car
j'ai été autrefois garçon et fille, buisson, oiseau et poisson,
cheminant
à la surface de l'eau. (EMPEDOCLE)
Pour
les Grecs de l'Antiquité, à chaque rechute hors du monde des Idées
pures, l’âme se fabrique un nouveau corps à la mesure de sa
valeur morale. De corps en corps, d'action politique en engagement social,
l'être peut espérer finalement ne plus chuter du tout, et demeurer
dans l'Empyrée du Xe Ciel. Une vision qui a bien marqué les
origines du christianisme.
Platon
évoque à plusieurs reprises - toujours sous la forme du mythe qui
dit non le vrai mais le vraisemblable - la migration des âmes (par
exemple, dans le Phèdre, avec l'« Attelage ailé » et le «
décret d’Adrastée » qui fixe l'ordre des « incarnations »),
comme il évoque en diverses occasions la métempsycose, ou la
palingénésie, avec l'idée d’un retour périodique des âmes à
la vie dans des cycles de réincarnation. C’est l’objet, en
particulier, de quelques longs développements du Timée,
dialogue de vieillesse, souvent énigmatique, mais toujours riche
en fulgurances cosmogoniques ou eschatologiques.
De
quoi s'agit-il ? Lors de la première naissance « établie identique
pour tous les êtres », et par la seule volonté divine, l'âme
descend dans le corps. Cette première incarnation de l'âme
immortelle dans une enveloppe charnelle est une déchéance, que
compenseront pour partie l'éducation et l’apprentissage des
savoirs vrais. Mais d'autres incarnations suivront, qui dépendront
alors directement des mérites acquis par les âmes ici-bas. Au cours
de ces palingénésies, les âmes déchues pourront migrer et se
réincarner, qui dans un corps de mammifère, qui dans celui d’un
poisson, voire, pour les plus déchues d’entre elles, d’un
mollusque. Platon ne va pas aussi loin qu'Empédocle qui n’excluait
pas la réincarnation dans les plantes.
Les
sources de Platon sont certainement égyptiennes, pythagoriciennes
(les akousmata - choses entendues - rapportent la croyance que
Pythagore et les « siens » avaient cru en la métempsycose) ou
orphiques. Ces mêmes sources seront encore vivantes, plusieurs
siècles plus tard, chez ceux d'entre les néoplatoniciens (Plotin,
Proclus) qui reviendront dans leur commentaire de Platon sur l'idée
d’une migration des âmes.
Questions
à Maurice de Gandillac :
Quelle
place Florin, auquel vous venez de consacrer un petit livre
éclairant, accorde-t-il à cette figuration d’une transmigration
des âmes ?
Maurice
de Gandillac : La doctrine la plus constante, tout au long de la
tradition grecque, n'est pas tant l'idée de réincarnation ou de
palingénésie au sens propre, que celle de migration des âmes. Dire
qu’elles s’en vont dans des corps est à la fois vrai et faux.
C’est vrai en ce sens où un tel langage a été parlé ; on dira,
par exemple, que celui qui s'est mal conduit se réincarnera dans un
personnage de basse condition sociale, ou dans un animal. Mais, en
même temps, c’est faux, car on ne peut pas dire que l'âme aille
dans une case déterminée, comme s’il y avait des cases en attente
d'être remplies, inférieures ou supérieures. Cette image ne
convient pas du tout, car les corps eux-mêmes ne préexistent pas
aux âmes. Pour Plotin, en particulier, l'âme ne s’incarne pas
véritablement dans un corps, elle se fait un corps à son image, qui
représentera sa propre dignité, à savoir la distance plus ou moins
grande qu'il y a entre la vision pure des Idées et la vision plus ou
moins entachée de temporalité, de multiplicité, de matérialité
liée à la distraction des âmes, ce qui a provoqué leur dispersion
et les a fait chuter. Cette chute des âmes, Plotin ne l’entend pas
mécaniquement, comme une descente plus ou moins bas. En réalité,
selon sa qualité propre, l’âme se fait un corps à son image,
dont elle se sert - car il existe bien un monde fabriqué par l’Âme
du monde, laquelle s’exprime dans un univers qui est un tout (to
pan) et où l'âme qui s’est fait un corps a un rôle a jouer ;
il y a place, par exemple, pour une société avec des vertus
politiques (arétaï politikaï) comme la justice et la force,
qui ont toute leur importance. Suivant que l'âme aura plus ou moins
bien rempli sa fonction, elle redescendra dans une autre vie, formant
chaque fois un corps à son image.
Question :
Pourquoi redescend-elle ?
Maurice
de Gandillac : C'est un point difficile de la pensée de Plotin...
Elle redescend, sans doute, parce qu'insuffisamment purifiée,
n’ayant pu atteindre la pure vision et la pure union, quasi
mystique, avec l'Un, qui la ferait échapper à d’autres
réincarnations. C’est comme dans le Védanta, dont nous sommes ici
assez près. Il y a un moment où le bodhisattva qui est arrivé à
la domination
totale
de soi, à l’union parfaite avec le Brahman indifférencié, n’aura
pas à revenir, n’aura pas d’avatars... Pour Plotin, c'est moins
net. Mais c'est tout de même le degré de purification qui fait que
l'âme retombant, retrouvant la mémoire des choses temporelles, se
fera un corps à son image.
Question : Comment
le façonne-t-elle ? Quelle genèse est ici à l’œuvre ?
Maurice
de Gandillac : C'est la genèse fondamentale de l’univers entier,
car il n'y a pas d'autre manière de passer de la contemplation à
l’action. Ce sont des créations d'images, le monde n'étant qu’une
série d’images. Il ne faut pas se dissimuler que cette matérialité
est extrêmement ténue, car les choses que nous voyons sont plus ou
moins illusoires. Dire que ce sont de pures illusions serait une
interprétation par trop védantique, peu conforme à certains textes
de Plotin qui accordent une certaine
consistance à ce monde créé par l’Âme du monde. Celle-ci
s'exprime dans une réalité, qu’on appelle la matière, mais qui
est aussi engluante pour l'âme, car elle s’englue dans son corps,
risquant d’y perdre sa substance supérieure. Elle perd alors sa
propre dignité, et il faudra un effort considérable de « reprise
en main », si je puis dire, pour de nouveau s’élever plus haut...
Question : Une
ascèse donc, une catharsis...
Maurice
de Gandillac : Il y a en effet beaucoup de catharsis dans cette
affaire... Notons bien que dans le néo-platonisme, il y a l'idée
essentielle que les vertus politiques ont une valeur, car dans le
temps qui nous est imparti ici-bas, dans nos vies limitées - celle
de Plotin fut relativement courte, abrégée par la maladie - il faut
agir, avoir une action sociale. Ainsi Plotin sera-t-il précepteur,
tuteur d'enfants abandonnés, il travaillera aussi à l’amélioration
de la cité terrestre en formant le rêve d’une platonopolis,
une sorte de communauté des sages (ou des saints) platoniciens,
un peu comme ces sociétés de sanctification que l'on trouve aussi
bien chez les juifs (avec Qumrân), dans l'islam, ou dans le
monachisme chrétien ou bouddhiste. À l’intérieur d’une
civilisation ou d’une société donnée,
les plus purs se réuniront en petits groupes, préfigurant ce que
serait l’état des âmes ayant échappé au corps.
Revenons
à cette idée de réincarnation...
Maurice
de Gandillac : Je ne pense pas que cette idée soit fondamentale pour
la pensée grecque ; elle restera très marginale, et assez
indéterminée dans ses modalités, sauf peut-être chez certains
pythagoriciens. Mais nous sommes si peu renseignés sur ce qu’étaient
véritablement la pensée de Pythagore et le pythagorisme...
Question :
Diogène Laërce lui consacre une partie du livre VIII des
« Vies, Doctrines et Sentences des philosophes
illustres » (« Hermès lui avait dit de choisir ce
qu’il voulait, excepté l’immortalité. Il avait donc demandé de
garder, vivant comme mort, le souvenir de ce qui lui arrivait. […]
Et il racontait comment elle [son âme, ici entrée dans le corps
d’Euphorbe] avait accompli ses parcours, dans quelles plantes et
quels animaux elle s’était trouvée présente, et tout ce
que son âme avait éprouvé dans l'Hadès. »)... Dans le « Timée »
de Platon, la réincarnation est évoquée avec davantage de
précision. Selon vous, est-ce seulement symbolique (la réincarnation
serait alors purement nominale) ou réel (une réincarnation
ontologique) ?
Maurice
de Gandillac : Bien fin celui qui pourra dire ce que pensait
réellement Platon. Il s’est pratiquement toujours exprimé sous la
forme du mythe. Il y a certes de la sagesse dans certains mythes,
mais ce ne sont que des images comme celle de l'artisan - le démiurge
– qui fabrique le monde. Je pense qu'il s'agit encore d'une image,
lorsqu'il parle de la chute des âmes, en particulier
de
leur chute dans des corps. Chez Platon aussi, me semble-t-il - même
si c’est moins net que chez Plotin -, on ne peut pas dire que les
corps soient déjà là, tout préparés, en attente, car ce qu’ils
seront dépendra beaucoup de l'âme qui va descendre en eux et qui
les façonnera. Il ne faut pas exagérer, même chez Platon,
l'opposition entre l'âme et le corps, l’âme étant si multiple
avec ses trois parties que si par son sommet (le nous) elle
est déjà divine, par sa partie inférieure (Yépithumia), elle
est presque corporelle. Qu'est-ce qu'un désir, en effet, sinon un
mouvement du corps ? Cela n'aurait aucun sens pour un esprit pur. On
n'imagine pas un ange ayant des convoitises ! C'est d'ailleurs ce qui
rend si difficile l'idée d’une chute des anges !
Question :
En revanche, il y a bien chez Platon l'idée d’une incarnation,
pensons à la théorie de la réminiscence...
Maurice
de Gandillac : La théorie de la réminiscence suppose en effet que
l'âme ait été concitoyenne des Idées avant notre vie présente.
Mais, là aussi, c’est peut-être une façon de parler.
Aujourd’hui, on parlerait d'innéité... Descartes, lui, parlera
d'idées éternelles. Ces idées, pourtant, elles sont là d’une
certaine manière, il n’est pas besoin
d'avoir eu une vie antérieure,
car s’il y a à la pointe supérieure de l’âme une
possibilité de saisie des vérités éternelles, la réminiscence ne
s’impose plus. On peut parler d'un passé, sans qu’il soit
nécessaire de s’être promené dans le ciel, puisque nous sommes
en contact direct avec lui par le sommet de notre âme. C’est en
tout cas ce que dira Plotin. Certes, il lui arrive de parler le
langage de la réminiscence, mais dans bien des textes il dit aussi
très clairement que le sommet de l’âme est en contact direct avec
l'éternel par l’entremise de l’Âme du monde, qui contient tout,
le haut comme le bas. C'est pourquoi on ne peut pas parler, en toute
rigueur, de réincarnation, car cela supposerait que la chair soit
préexistante, et que le spirituel soit placé dans la chair...
Encore une fois, il me semble que nous avons affaire à des
métaphores, rien de plus, même lorsque Platon joue sur les mots :
le sema (corps) est le sema (tombeau) de l'âme. Le mot
incarnation lui-même me gêne à cause de son usage théologique
dans le christianisme.
Question
: Où il n’est plus question de chute des âmes...
Maurice
de Gandillac : En effet ; l'idée d’incarnation du Verbe n’est
pas de l'ordre de la transmigration des âmes, ce n’est pas une âme
qui descend dans un corps, c’est le divin qui s'unit à l’humain.
Il ne pourrait y avoir d’incarnation si la chair était quelque
chose de totalement mauvais, même si saint Paul le laisse entendre,
mais sa langue est très équivoque car touchée par les gnoses : ce
qu’il appelle sarx (la chair) - traduit par le caro latin
- est en effet le mal, le péché, le monde du démon. Or, en bonne
théologie chrétienne, le corps du Christ ne saurait être de la
mauvaise chair, car c'est le corps d'Adam originaire qui est fait à
l’image de Dieu, comme l’homme enson entier.
Question :
Il y a aussi dans la tradition chrétienne l’idée de
résurrection des corps, qui confirme que le corps ne saurait être
simplement mauvais...
Maurice
de Gandillac : Une telle résurrection est assez incompréhensible.,
et n'apparaît plus guère dans le catéchisme moyen, duquel,
d'ailleurs, on a éliminé, autant que faire se pouvait, toute trace
de platonisme... Sauf l'idée d’immortalité de l’âme. L’idée
des corps ressuscitants est vraiment très confuse. Ça ne peut être
un vrai corps, mais un autre corps, qui ne serait pas le nôtre, un
corps auquel manquerait les propriétés du corps...
Question
: Jacques Maritain, à la suite de saint Thomas d’Aquin, a tenté
d’imaginer cette résurrection des corps, cherchant à répondre,
par exemple, à des questions comme : dans quel état le corps
sera-t-il ressuscité ? Les infirmes retrouveront-ils leur corps
infirme ? Et les nouveau-nés, et les vieillards, quel corps sera
pour eux éternisé ? A l’âge du Christ crucifié, trente-trois
ans ?
Maurice
de Gandillac : À l’acmé, est la réponse la plus classique. Mais
ce sont alors des difficultés en cascades... Ces corps, où
seraient-ils ? Ils seront des milliards d'ici à la fin des temps !
Là encore, nous sommes dans les images, n’intervenant que dans des
civilisations limitées...
Question
: N’est-ce pas la grande originalité du christianisme ? Pensons
aux rires sceptiques qui accueilleront l’annonce d’une
résurrection des morts faite par saint Paul aux Athéniens /
Maurice
de Gandillac : Certains juifs, semble-t-il - en particulier les
Pharisiens - enseignaient déjà une telle résurrection des corps ;
reportez-vous à ce que dit la Samaritaine dans l'Évangile de saint
Jean. Mais c’est une tradition juive assez tardive, car pour la
tradition originelle, la mort est la mort, la récompense est sur
terre, et il n’y a pas de vie
éternelle. Sinon pour quelques
personnes qui échapperont
à la condition commune, comme Élie qui sur son char de feu
s'en va ailleurs...
François
l'Yvonnet, Rencontre avec Maurice de Gandillac, Enquête sur la
réincarnation.
Enquête
sur la réincarnation
A
travers les traditions, les sciences humaines et les psychothérapies,
à cause de l'omniprésence de la question de la réincarnation dans
toutes les grandes traditions spirituelles, une dizaine d'auteurs et
de journalistes sont donc partis sur le terrain (en France et à
l'étranger) et en ont rapporté un matériel qui s'organise autour
de trois pôles :
Un
pôle spirituel :
qu'elles soient chrétiennes, juives, musulmanes, bouddhistes,
chamaniques, ou hindoues, aucune grande tradition n'échappe à la
règle. Toutes ont quelque chose à dire sur la "renaissance"
ou sur la "transmigration des âmes".
Un
pôle psychologique : de
nombreuses psychothérapeutes utilisent aujourd'hui la méthode des
"régressions dans les vies antérieures" comme outil de
clarification et de projection - qu'ils y "croient" ou pas.