La mondialisation, aujourd'hui, c'est
surtout la suppression des entraves au libre-échange et
l'intégration des économies nationales grâce à l'action d'une
série d'institutions conçues pour amener la croissance économique
à tous. Cette mondialisation-là est la fille d'un libéralisme
dogmatique. Ce que nous voulons, c'est une économie respectueuse.
Ce libéralisme-là est obsédé par la croissance, on a vu les
dégâts. Comme le dit Riccardo Petrella : « Le résultat de la mise
en pratique des principes de la Sainte Trinité de la Libéralisation
des marchés, de la Déréglementation et de la Privatisation de
l'économie est très clair : partout on démantèle ou on réduit
significativement le pouvoir d'orientation et de contrôle des
acteurs publics, à commencer par les parlements, expression centrale
de la représentation politique des citoyens en régime démocratique.
Les parlements ne fixent plus l'ordre du jour et des priorités de
leur pays. L'ordre du jour est fixé par les acteurs privés et en
particulier par les marchés financiers mondiaux. » « Dès lors, le
mot-clé est « adaptation ». Il faut — dit-on — s'adapter à la
mondialisation. Ceux qui ne s'adaptent pas seront éliminés. D'où
l'impératif de la compétitivité mondiale de tous contre tous. » «
Cette conception se base sur l'idée selon laquelle le sens actuel de
l'histoire des sociétés contemporaines est celui de l'évolution
nécessaire, inexorable et inévitable vers la constitution d'un
grand marché mondial unique, intégré, autorégulateur. »
Dans cette logique-là, on veut mettre
l'État de côté et laisser faire les forces financières. Encore
une erreur majeure. C'est vite oublier que le rôle de l'État, c'est
préserver l'intérêt général alors que les financiers s'attachent
logiquement à leur intérêt propre. C'est pourquoi on invoque très
souvent les progrès technologiques ou la concurrence internationale
pour expliquer et justifier les destructions des tissus économiques
et sociaux de régions entières, l'abandon des villes, régions et
pays qui ne parviennent pas à réaliser à temps et avec
compétitivité la reconversion de leur économie en adaptation aux
changements sur l'échiquier économique mondial.
La traduction essentielle de la
mondialisation, c'est donc la mise en place d'un immense marché
mondial.
La question « numéro un » est cela
est-il bénéfique ou néfaste au bien-être durable ?
C'est néfaste, sauf des
avantages à court terme pour des Asiatiques disciplinés.
Qui a décidé cette mondialisation ?
Les grandes entreprises dont le
souci majeur n'est pas l'intérêt général, ce n'est pas leur
fonction.
Peut-on faire autrement ?
Oui, c'est une question purement
politique. En effet, le FMI (Fonds Monétaire International), la
Banque Mondiale et l'OMC sont les maîtres d’œuvre de cette
mondialisation. Pour qu'un pays obtienne un financement du FMI, il
doit écouter ses « experts ». Le problème, c'est que ces «
experts » sont obsédés par la croissance et le libre-échange.
Même si tout n'est pas condamnable, il faut trier, réfléchir : la
mondialisation n'améliore pas le sort de ceux qui ont le plus besoin
des bienfaits qu'elle promet. Les Occidentaux estiment que les
emplois mal payés chez Nike relèvent de l'exploitation mais, pour
de nombreux habitants du monde en développement, travailler en usine
vaut mieux que rester désœuvré. L'ouverture du marché jamaïcain
aux exportations de lait des États-Unis, en 1992, a été néfaste
pour les producteurs laitiers locaux, mais elle a permis aux enfants
pauvres d'avoir du lait meilleur marché.
En 1997 et 1998, la crise asiatique a
menacé l'ensemble de l'économie mondiale. La mondialisation et
l'introduction d'une économie de marché n'ont pas produit les
effets promis en Russie, ni dans la plupart des autres économies
engagées dans la transition du communisme au marché. L'Occident
avait dit à ces pays que le nouveau système économique allait leur
apporter une opulence sans précédent. Il leur a apporté une
pauvreté sans précédent. À bien des égards, et pour la grande
majorité des habitants, l'économie de marché s'est révélée
encore pire que leurs dirigeants communistes ne l'avaient prédit. On
ne saurait concevoir plus frappant contraste qu'entre la transition
de la Russie, mise en œuvre par les institutions économiques
internationales, et celle de la Chine, conçue par elle-même. En
1990, le PIB de la Chine représentait 60 % de celui de la Russie.
Dix ans plus tard, c'est l'inverse, comme le démontre Stiglitz dans
La Grande Désillusion. La pauvreté a augmenté en Russie,
diminué en Chine. Si les bienfaits de la mondialisation ont été
moindres que ne l'affirment ses partisans, le prix à payer a été
lourd : l'environnement a été saboté, la corruption a gangrené la
vie politique et la rapidité du changement n'a pas laissé aux pays
le temps de s'adapter culturellement. Les crises, qui ont apporté
dans leur sillage le chômage de masse, ont légué des problèmes
durables de dissolution sociale — de la violence urbaine en
Amérique latine aux conflits ethniques dans d'autres régions du
monde comme l'Indonésie. On a créé le FMI parce qu'on estimait
nécessaire une action collective au niveau mondial pour la stabilité
économique. Le FMI est une institution publique, qui fonctionne avec
l'argent que versent les contribuables du monde entier. Les grands
pays développés mènent le bal, et un seul, les États-Unis, a un
droit de veto effectif. Un demi-siècle après sa fondation, il est
clair que le FMI a échoué dans sa mission. Le FMI a échoué dans
sa mission initiale, promouvoir la stabilité mondiale. La plupart
des pays industriels avancés ont édifié leur économie en
protégeant judicieusement et sélectivement certaines de ses
branches, jusqu'au moment où elles ont été assez fortes pour
soutenir la concurrence étrangère. Concernant les contrôles sur
les flux de capitaux, les pays européens ont interdit leur libre
circulation jusqu'aux années soixante-dix. On pourrait dire qu'il
est injuste d'exiger des pays en développement, dont le système
bancaire fonctionne à peine, qu'ils se risquent à ouvrir leurs
marchés financiers. Quand les institutions financières mondiales
entrent dans un pays, elles peuvent écraser la concurrence
intérieure. Elles seront plus généreuses quand il s'agira de
consentir des prêts aux multinationales que pour faire crédit aux
petites entreprises et aux agriculteurs locaux. La libéralisation
des marchés des capitaux a mis les pays en développement à la
merci des impulsions rationnelles et irrationnelles de la communauté
des investisseurs, de leurs euphories et abattements irraisonnés.
Keynes était tout à fait conscient de ces changements d'humeur qui
semblent sans fondement. Nulle part ces errements n'ont été plus
clairement à l'œuvre qu'en Asie. Peu avant la crise, le taux
d'intérêt des bons d'État thaïlandais ne dépassait que de 0,85 %
celui des bons les plus sûrs du monde : on les considérait donc
comme extrêmement sûrs. Le FMI pèse lourd sur les questions de
développement. Les pays en développement affrontent, à bien des
égards, des difficultés beaucoup plus graves que les pays
développés. C'est que, dans les premiers, les marchés font souvent
défaut ; trop souvent, malheureusement, la formation des
macroéconomistes ne les prépare guère aux problèmes qu'ils vont
rencontrer dans les pays en développement. Les éléments extérieurs
peuvent être utiles s'ils font connaître les expériences d'autres
pays et proposent plusieurs interprétations possibles des forces
économiques à l'œuvre. Mais le FMI voulait la place centrale dans
la détermination de la politique. Et il pouvait l'occuper parce que
sa position était fondée sur une idéologie — le fanatisme du
marché — qui s'intéresse fort peu, voire pas du tout, aux
situations et aux problèmes réels. Les économistes du FMI peuvent
ignorer les effets immédiats de leurs mesures sur un pays : ils se
contentent de se déclarer convaincus qu'à long terme il sera en
meilleure posture. Pourtant, les plans et mesures ne peuvent être
imposés, ils ne réussiront que si les pays se les approprient ;
élaborer un consensus est essentiel ; les politiques et stratégies
de développement doivent être adaptées à la situation du pays.
En Côte d'Ivoire, le service
téléphonique a été privatisé. Une société privée a procédé
à des hausses de tarifs d'une ampleur telle que, par exemple, les
étudiants du supérieur ne pouvaient s'offrir la connexion à
Internet, essentielle si l'on veut empêcher que l'écart, déjà
énorme, dans l'accès au monde numérique entre les riches et les
pauvres ne s'accroisse encore davantage. Le FMI soutient que le plus
important, c'est de privatiser vite. Les problèmes de concurrence et
de réglementation se régleraient ensuite. Le problème, c'est que,
une fois que l'on a créé un intérêt privé, il a la motivation et
les moyens financiers de maintenir sa position de monopole en
étouffant réglementation et concurrence tout en semant au passage
la corruption dans le milieu politique.
Les pays en développement qui ont le
mieux réussi en termes de croissance, ceux d'Asie, se sont ouverts
au monde extérieur, mais progressivement. Ils ont profité de la
mondialisation pour augmenter leurs exportations, et leur économie
en a bénéficié. Mais ils n'ont levé leurs barrières
protectionnistes qu'avec précaution et méthode : seulement après
avoir créé de nouveaux emplois. Ces États ont fait en sorte qu'il
y ait des capitaux disponibles pour de nouvelles créations d'emplois
et d'entreprises ; et ils ont même joué un rôle d'entrepreneur en
lançant de nouvelles firmes. La Chine commence seulement à lever
ses entraves au commerce, vingt ans après avoir entamé sa marche
vers le marché — période où son développement a été très
soutenu. C'est parce que la libéralisation du commerce a si souvent
déçu — par la montée du chômage par exemple — qu'elle suscite
une telle opposition.
Le système du marché exige des droits
de propriété clairement établis et des tribunaux pour les faire
respecter. Ce système suppose la concurrence et l'information
parfaites, mais ce n'est pas le cas. Le « droit » est rare.
Réformer sur un point sans réforme d'accompagnement sur les autres,
risque en fait d'aggraver la situation. C'est un problème de
calendrier. L'idéologie ignore ces questions, car elle veut passer
le plus vite possible à l'économie de marché. Manifestement, la
croissance n'améliore pas la vie de tout le monde. Quelques cas de
développement réussi ont été précédés d'une réforme agraire —
en Corée du Sud et à Taïwan par exemple. Réalisée correctement —
en veillant à ce que les travailleurs n'obtiennent pas seulement la
terre, mais aussi l'accès au crédit et à des services rapprochés
de vulgarisation agricole qui leur enseignent l'usage des nouvelles
semences et techniques de plantation, la réforme agraire pourrait
être déterminante. Mais elle constitue un changement radical dans
la structure de la société, et ce bouleversement ne plaît pas
forcément à une certaine « élite ». Le débat
croissance/pauvreté est une question de stratégie de développement.
Il faut comprendre les causes et la nature de la pauvreté. Beaucoup
sont prisonniers d'une série de cercles vicieux. Les problèmes
d'alimentation entraînent des problèmes de santé qui diminuent les
possibilités de gagner de l'argent, ce qui dégrade encore plus leur
santé. Ayant à peine de quoi survivre, ils ne peuvent pas envoyer
leurs enfants à l'école, et ceux-ci, sans éducation, sont
contraints à une vie misérable. La pauvreté se transmet d'une
génération à l'autre. Les paysans pauvres ne peuvent pas s'offrir
les engrais et les semences qui augmenteraient leur productivité. Ce
n'est que l'un des nombreux cercles vicieux auxquels sont confrontés
les pauvres. Partha Dasgupta, de l'université de Cambridge, en
signale un autre. Dans des pays déshérités comme le Népal, ils
n'ont souvent d'autre source d'énergie que les forêts voisines.
Mais quand ils déboisent pour se chauffer et cuire les aliments,
cela provoque l'érosion des sols, et cette dégradation de
l'environnement les condamne à une existence toujours plus pénible.
Si les habitants des pays développés s'alarment des insuffisances
de l'assurance-maladie, ceux des pays en développement n'ont aucune
assurance — ni chômage, ni maladie, ni retraite.
Depuis Keynes, il existe un «
protocole », dirait votre médecin, pour un pays confronté à une
grave récession économique : l'État doit stimuler la demande
globale soit par la politique monétaire, soit par la politique
budgétaire : réduire les impôts et accroître les dépenses, ou
détendre la politique monétaire.
Cette politique économique est logique
si on part du principe que la croissance est indispensable au
bien-être et qu'elle est possible indéfiniment. Le problème n° 1,
c'est que ces deux postulats sont faux ; le problème n° 2, c'est
que les maîtres de la planète veulent que l'organisation mondiale
repose là-dessus, le problème n° 3, c'est que ces maîtres du
monde sont riches à titre individuel lorsqu'ils sont décideurs,
mais leurs pays sont au bord de la banqueroute. Et, lorsqu'il n'y a
plus d'avoine, les chevaux qui ont faim se battent. Les forts
finissent par manger, les faibles crèvent. Est-ce une évolution
juste du genre humain ? Les expériences communistes des pays de
l'Est ou de Cuba démontrent que leur système est incompatible avec
la réalité et qu'il se maintient au prix de la liberté. Mais les
expériences libérales occidentales démontrent aussi des tares
inacceptables où l'intérêt personnel sabote l'intérêt général
et le long terme.
La mondialisation doit s'effectuer dans
le cadre d'une économie respectueuse où l'État, garant de
l'intérêt général, est fort. N'en déplaise aux ultra-libéraux.
Mais la Russie, qui aura donc expérimenté en un siècle communisme
forcené et libéralisme borné, prouve qu'un État fort est
dangereux s'il est corrompu (par l'argent et/ou la soif de pouvoir)
et/ou incompétent. Si la Russie n'était pas truffée de matières
premières, la faillite serait inévitable. Elle a considérablement
augmenté le nombre de pauvres, fait la fortune d'un tout petit
nombre, et a ravagé les classes moyennes.
Les moyens de communication, de
transport, rendent inévitable une certaine mondialisation et c'est
bien car le monde est notre village. C'est bien car les différences
sont enrichissantes.
Qu'il s'agisse du peuple français ou
du peuple congolais, il doit assurer son rôle de contre-pouvoir par
rapport à son gouvernement. Aujourd'hui, l'ignorance règne. Les
résultats électoraux l'attestent. Dans certains pays, l'action du
FMI est déterminante : en Russie, son opération de sauvetage de
1998 a été dictée par le souci de maintenir Boris Eltsine au
pouvoir. Les décisions du FMI clans ce domaine ont été
inextricablement liées aux jugements politiques de l'administration
Clinton.
La mondialisation telle qu'elle est
pratiquée est néfaste pour les pauvres du monde, pour
l'environnement, pour la stabilité de l'économie mondiale. La
transition du communisme à l'économie de marché a été si mal
gérée que partout, sauf en Chine et dans quelques rares pays
d'Europe de l'Est, la pauvreté est montée en flèche. Pour
certains, la solution est simple : abandonnons la mondialisation. Ce
n'est ni possible ni souhaitable. La mondialisation a apporté aussi
des bienfaits. C'est sur elle que l'Asie orientale a fondé son
décollage, notamment sur les échanges commerciaux et le meilleur
accès aux marchés et aux technologies. C'est elle qui a permis
certains progrès en matière de santé (chirurgie), et qui contribue
à l'émergence d'une société civile mondiale dynamique luttant
pour plus de démocratie et de justice sociale. Le problème n'est
pas la mondialisation. C'est la façon dont on l'a pervertie. En
particulier par les institutions économiques internationales, le
FMI, la Banque mondiale et l'OMC. Elles agissent trop souvent en
fonction des intérêts des pays industriels avancés — et
d'intérêts privés en leur sein — et non de ceux du monde en
développement. Mais la question n'est pas seulement qu'elles ont
servi ces intérêts : trop souvent, elles ont eu de la
mondialisation une vision étriquée, due à une idée dogmatique de
l'économie et de la société. Laurence Benhamou auteure du Grand
bazar mondial montre que le système ainsi perverti est absurde.
Le problème est dans les esprits, pas
seulement dans les institutions. Prendre soin de l'environnement,
faire en sorte que les pauvres puissent dire leur mot dans les
décisions qui les touchent, promouvoir la démocratie et le commerce
équitable : tout cela est nécessaire pour permettre les bienfaits
potentiels de la mondialisation. Mais les institutions reflètent
l'état d'esprit de leurs dirigeants. Le gouverneur de banque
centrale s'inquiète des statistiques de l'inflation, et non de
celles de la pauvreté. Le ministre du Commerce, des chiffres des
exportations, pas des indices de pollution.
Jean Marc Governatori,
Vivre c'est possible.