Nos enfants
entendent participer à la construction d'une nouvelle culture
globale plus ouverte et plus généreuse. La réforme de l'éducation,
le développement de la créativité et de la confiance chez
l'enfant, la protection de ses droits et la nécessité de cultiver
la non-violence au quotidien, sont des outils qui permettront aux
jeunes générations d'édifier un monde nouveau.
Les
enfants et les adolescents sont les victimes d'un système prédateur
Cependant,
alors que ces jeunes générations incarnent le futur, le monde ne
semble pas vouloir leur faire de place. L'écrivain marocain Mohamed
Nedali nous parle de la tristesse de la jeunesse marocaine en proie
au chômage et aux frustrations . Mais il n'est pas nécessaire de
faire de grandes distinctions entre les pays, car désormais le monde
global dans son entier est concerné par la tristesse de la jeunesse,
des pays d'Asie aux États-Unis en passant par l'Europe et les pays
Africains. C'est comme si le monde avait oublié ses enfants.
S'agit-il d'un acte manqué ? Selon la théorie psychanalytique,
l'acte manqué serait la réalisation d'un désir inconscient. Que
révèle alors cet acte inconscient ? Il 'apparaît dès lors que les
faits suivants peuvent nous éclairer :
— l'ignorance
du potentiel créatif des enfants et des adolescents à travers le
monde depuis des décennies,
— la
négation de leurs droits et la persévérance en ce sens, malgré la
reconnaissance internationale des droits de l'enfant depuis 1989 et
l'action des agences onusiennes,
— la
violation des droits des femmes et les préjugés sexistes persistant
à travers le monde, les violences à l'égard des mères et des
enfants,
— l'exploitation
par le travail ou la prostitution,
— la
violence qui s'exerce à l'encontre des enfants dans les conflits
internationaux et au quotidien,
— l'assimilation
des adolescents vivant dans des conditions sociales précaires à des
citoyens de « seconde zone »,
— l'ignorance
de leurs besoins de développement, de leurs désirs, de leurs
aspirations,
— la
destruction des vraies richesses de la Terre sans considération des
besoins des générations futures.
Tous ces
faits sont dans leur ensemble des actes de prédation. Le monde
capitaliste s'est construit historiquement sur l'esclavage auquel a
succédé le colonialisme. Ce système était largement cautionné
par la morale occidentale qui souhaitait apporter le progrès aux
populations lointaines dites « sauvages ». Or, ce système édifié
sur l'exploitation, l'asservissement et la domination des populations
vulnérables, n'a pas cessé. De telles pratiques se sont au
contraire intensifiées et généralisées, en permettant à un
système économique de se développer aux dépens des jeunes
générations. La jeunesse et les enfants constituent un vivier à
bon marché. Ils sont devenus les nouveaux esclaves. Alors pourquoi
leur reconnaître un potentiel créatif, pourquoi leur accorder le
droit de rêver leur vie ?
Les
universités ont fabriqué des diplômés qui ont de moins en moins
de débouchés. Car les conditions de la rentabilité et de la
compétitivité rendent les humains de plus en plus superflus.
Lorsque les robots informatiques ne remplacent pas les hommes, une
main-d’œuvre croissante et désœuvrée, mais certes mieux
instruite, peut être utilisée à bon compte. Les « autres »,
représentés par les enfants exclus du système éducatif et ceux
qui ne bénéficient pas d'un soutien familial ou les jeunes gens les
plus pauvres, doivent s'arranger comme ils peuvent pour survivre, en
mendiant, en volant ou en se prostituant ou bien. en accomplissant
des tâches peu rémunérées.
Les
conditions de la précarité et du chômage des parents affectent
aussi le potentiel de développement des enfants et des adolescents.
Des enfants jeunes quittent désormais l'école en Italie, en
Espagne, en Grèce, au Portugal, ou dans les pays de l'Europe de
l'est, pour gagner un peu d'argent et permettre à leur famille de
survivre. En Grèce, depuis la crise, les mères abandonnent leurs
enfants parce qu'elles ne peuvent plus les nourrir. Est-ce cela le
progrès ? L'ultra capitalisme ne s'encombre même plus de
considérations morales pour asservir les populations. Le monde est
profondément déshumanisé.
Cette
déshumanisation apparaît aux yeux de l'écrivaine américaine Toni
Morrison comme l'aboutissement de plusieurs siècles d'esclavage. Les
hommes sont devenus fous en essayant de donner à leur culture
l'apparence de la vérité.
La vie
moderne commence avec l'esclavage (...) Des stratégies de survie ont
constitué l'individu vraiment moderne. Elles représentent une
réponse aux phénomènes prédateurs de l'Occident. Vous pouvez
appeler ça de l'idéologie ou de l'économie, c'est en fait une
pathologie. L'esclavage a coupé le monde en deux, il l'a brisé sur
tous les plans. Il a cassé l'Europe. Il a transformé les Européens,
il en a fait des maîtres d'esclaves, il les a rendus fous. Vous ne
pouvez pas faire ça pendant des centaines d'années sans que rien ne
se passe. Ils ont dû se déshumaniser, et je ne parle pas seulement
des esclaves eux-mêmes. Ils ont eu à tout reconstruire pour que ce
système ait l'air vrai. C'est ce qui a rendu possible tout ce qui
s'est passé pendant la seconde Guerre Mondiale. C'est ce qui a rendu
la première Guerre mondiale nécessaire.
Éliminer
les valeurs perverties au profit du respect de l'humanité et de
l'unité de la vie
La culture
économique qu'a répandue le monde occidental n'est pas seulement
mensongère. Elle a permis l'infanticide à l'échelle planétaire.
Les enfants sont aujourd'hui les victimes désignées de la
pauvreté, des crises économiques et des conflits armés, mais aussi
des crimes pédophiles. Ces crimes ne sont que l'aboutissement
des dogmes édictés par des systèmes religieux qui ont nié les
besoins du corps, sa sensualité et sa plénitude. Le philosophe Ivan
Illich, lui-même prêtre, voyait d'ailleurs dans la société
moderne la perversion de la véritable foi chrétienne. Dans une
telle société, la perte du Bien et de la gratuité qui a été
supplantée par des valeurs quantifiables a permis la perte de
l'amour du prochain. C'est alors tout le mystère de la rencontre
entre les hommes qui est perdu, ainsi que la rencontre avec cet «
Autre » qui n'est autre que soi-même. L'homme a ainsi perdu la
seule raison qu'il a d'être humain en perdant la croyance en la
possibilité de l'amour. L'amour véritable ne peut être que
désintéressé et gratuit. Seul cet amour-là permet le respect de
l'innocence car il réside dans le don de soi. Mais l'être humain
ignore ce qu'est l'amour véritable. Nous venons au inonde sans le
savoir et nous cherchons toute notre vie des raisons qui nous
permettraient de survivre à cette ignorance. Le manque d'amour est
aujourd'hui profondément vécu et même intériorisé par certains
enfants. La société dans laquelle ils vivent les blesse dans leur
sensibilité profonde, dans leur chair. Leur détresse nous incite à
retrouver de façon urgente une véritable humanité au sein de nos
sociétés. Qu'est-ce qu'être humain ? Et quel sens pouvons-nous
donner à l'existence ?
La crise du
monde moderne n'est pas une crise économique. Elle est une crise
spirituelle. Cette affirmation peut apparaître un peu trop
métaphysique à certains. Mais sur ce plan, les économistes n'ont
aucune prise. Et c'est bien là que réside notre avenir et notre
chance, dans la possibilité de croire en nous-mêmes de façon
unique, en voyant en nous la source possible de la beauté face à la
laideur du mal et de la souffrance.
Mais nous
devons donner aussi à nos enfants l'envie de construire leur vie,
une vie authentique et saine. Nous devons surtout leur donner
confiance en eux. La confiance est aussi une foi me de croyance, une
croyance en soi. Alors il apparaît que la véritable foi est en soi.
Car la survie n'est pas la vie. Il s'agit donc d'apprendre ce qu'est
le sens de la vie et de la rendre possible. Ce n'est que dans cette
dimension d'être qu'il sera alors permis d'être heureux et de
partager ce que chacun de nous est au plus profond de lui-même, un
être vivant.
Evelyne
Vuillermoz, « Les graines semées à l'automne fleuriront au
printemps ».