A
la fin du règne de François Mitterrand, Gérard de Sède,
probablement excédé par la passion pour l'occultisme du chef de
l'Etat, dénonce les sociétés occultes « dont l'influence
politique est parfois considérable ». Et Gérard de Sède
précise :
« L'activité
de ces sectes pourrait se résumer en une formule : « Changer
l'individu afin que la société, elle, ne change pas. » C'est
pourquoi le changement qu'elles opèrent sur la personnalité de
leurs adeptes consiste à transformer ceux-ci en êtres dépendants,
passifs et obnubilés, c'est-à-dire en non-citoyens.
C'est
pourquoi, avec leur philosophie de supermarché, les gourous de notre
époque n'ont rien de commun avec les grands occultistes de la
Renaissance et du XVIIe siècle, tels que Pomponazzi, Jérôme
Cardan, Guillaume Postel, Campanella et autres. Ceux-ci étaient tous
des humanistes, souvent des savants et des créateurs désintéressés
d'utopies qui voulaient parfois naïvement, changer le monde et
instaurer une société idéale. De plus, loin de vendre du
surnaturel de pacotille et du mystère d'escamoteurs, ils cherchaient
dans ce qu'ils appelaient la magie naturelle, c'est-à-dire
dans la nature elle-même, l'explication des énigmes que celle-ci
nous pose. L'homme était pour eux le centre de tout ou, comme le
disait Paracelse, le noyau du monde qui le nourrit, tout comme
l'arbre nourrit le noyau de son fruit. Et, ajoutait Pomponazzi,
puisqu'il a en lui toutes les puissances du monde, c'est en lui seul,
dans la puissance de son imagination qu'il faut chercher
l'explication des faits qu'on a coutume d'appeler miraculeux. Est-il
besoin de souligner qu'il ne reste rien de cette conception
grandiose chez les modernes industriels qui écoulent leurs stocks de
mystique ?
Voir
la main des sociétés secrètes derrière tous les grands événements
historiques, une telle conception policière de l'histoire, sous son
apparence machiavélique, est en réalité fort naïve ; ceux qui la
professent avec des airs entendus de gens « bien informés »
sont en réalité les dupes d'un schéma simplificateur et
passe-partout.
Il
ne faut pas pour autant négliger ce que certaines idéologies et
certaines constructions politiques doivent à l'influence diffuse et
parfois posthume de ces sociétés. Un seul exemple anecdotique mais
amusant : le drapeau de l'Union européenne, bleu frappé d'un cercle
d'étoiles d'or, est comme l'a confié naguère son créateur dans
une revue catholique intégriste, la reproduction de la « médaille
miraculeuse » de la voyante de la rue du Bac (Catherine Labouré,
sœur de la Charité au couvent parisien de la rue du Bac, canonisée
par Pie XII en 1947).
Il
n'est pas rare non plus que des occultistes n'ayant, du moins que
l'on sache, aucune société secrète derrière eux pour les y avoir
introduits, entrent dans la carrière politique. En Argentine par
exemple, dans les années soixante-dix, ce fut Lopez Rega, le mage de
l'éphémère présidente Isabel Peron, promu non sans humour noir
ministre du Bien-Être social, qui organisa les sinistres escadrons
de la mort sous le triumvirat des généraux.
Plus
récemment, en Roumanie, le metteur en scène du faux charnier de
Timisoara, du « procès » et de l'exécution de Nicolae
Ceausescu et de son épouse fut l'occultiste Geliu Voïcan, auteur de
plusieurs ouvrages ésotériques, qui se définit un jour lui-même
comme « moitié mage moitié gangster. »
En
France, sur un registre heureusement beaucoup plus plaisant on vit,
voici quelque trente ans, le conseiller du Premier ministre pour les
affaires de renseignement, personnage d'origine russe apparenté au
médecin du tsar, participer à des séances nocturnes d'alchimie au
château d'Arginy, dans le gai Beaujolais, sous la protection de CRS.
[...]
Que
dire […] quand on voit , au début de l993, le ministre de la
Culture, alors Jack Lang, faire entreprendre à Blois la construction
d'un Centre national des arts de la magie ?
Répétons-le
: dans des sociétés - les nôtres - qui sanctifient les pseudo-lois
de l'économie aux dépens du bonheur et même des besoins vitaux du
plus grand nombre, le plus grand nombre, constatant sans comprendre
pourquoi, que la Terre tourne décidément à l'envers, tourne en
rond, telles les mouches captives derrière une vitre, sans trouver
une issue, un accès à l'air libre qui pourtant, même hors de
portée, existe.
Comme
l'écrit Ignacio Ramonet : « Devant tant de
bouleversements incompréhensibles et tant de menaces, de nombreux
citoyens croient assister à une éclipse de la raison et sont
eux-mêmes tentés par
la fuite dans une image du monde irrationnelle. On ne peut s'étonner
dès lors que tant de gens se tournent vers les paradis artificiels,
les parasciences et les pratiques occultistes. »
Fort
bien dit. Mais quand des hommes d'État responsables flirtent
eux-mêmes avec l'irrationnel, on peut craindre que revienne le temps
où des peuples entiers se laissaient conduire à l'abîme par des
gourous politiques, tels les aveugles peints par Jérôme Bosch. »
François
Mitterrand et les sociétés secrètes