Friday, August 24, 2012

Comment on devient député et comment on le reste




par Henry Coston

Le texte suivant est paru en préface à « L’Argent et la Politique » de Henry Coston, 1994, qui détaillait les comptes de campagne des députés élus aux élections législatives de 1993, pour lesquelles les contributions financières aux candidats avaient dû être déclarées à la Commission des comptes de campagne et avaient été publiées au Journal officiel du 12 avril 1994.

L’électeur se figure que c’est lui qui élit son député. Il lui délègue, effectivement, ses pouvoirs souverains, mais l’élu n’est pas, pour autant, son véritable représentant. Souverain débonnaire et confiant, l’électeur n’exerce pas vraiment sa souveraineté. Une fois qu’il a déposé dans l’urne, tous les cinq ans, son bulletin de vote, il a transformé son mandataire et l’a fait entrer dans le Système qui fait des parlementaires et des gouvernants, sauf très rares exceptions, les serviteurs, parfois les laquais, des puissances d’argent.

Car le Système n’est démocratique que de nom. En fait, il fonctionne sous le contrôle étroit des oligarchies financières, qui règlent la note de sa campagne électorale et qui subventionnent son parti.

Les récents scandales dits « des fausses factures » ont révélé que, pour remplir les caisses, plusieurs partis usaient de ce procédé et profitaient de leurs relations et de leur pouvoir pour monnayer leurs interventions au niveau municipal ou départemental : la multiplication des supermarchés qui éliminent les petits commerçants et favorisent la désertification des campagnes n’a été possible, après la loi Royer qui devait limiter leur nombre, que grâce à la corruption des élus et des partis.

Toute campagne électorale coûte cher. Il faut éditer un journal pour défendre ses idées et, au besoin, couvrir l’adversaire d’injures. Il faut offrir l’apéritif aux petits électeurs et un bon repas aux électeurs influents. Il faut rétribuer les services des agents électoraux et des « costauds » chargé de la bonne tenue des réunions. Parfois même, pour décider les électeurs un peu hésitants, faut-il leur remettre un petit « cadeau » pour leur famille ou un petit « souvenir » pour eux-mêmes. Cela représente, pour une circonscription moyenne, plusieurs centaines de milliers de francs (la loi a fixé le total à un maximum de 500 000 F). À condition que le candidat puisse trouver à emprunter cet argent dans son entourage, il lui faudra des années pour le rembourser. Les trois-quarts de son indemnité parlementaire y passeront. Si le candidat n’est qu’un arriviste besogneux, il se jette dans la bagarre tête baissée : il risque le tout pour le tout. Combien de politiciens battus aux élections se sont couverts de dettes (en particulier chez les imprimeurs d’affiches, de tracts, de publications) et ont du mal à les « éponger » pour peu que, n’ayant pas atteint les 5% des suffrages exprimés, ils ne soient pas remboursés des dépenses de propagande officielle, ou que leur parti ou leur comité électoral ne les aide pas à faire face à ces débours.

Il est rare — mais il y en a, heureusement, quelques-uns — qu’un candidat soit indépendant des puissances d’argent dès le départ.

Cependant, nombre de ces aspirants députés ont une situation qui leur rapporte plus d’argent que ne représentera leur indemnité parlementaire. Alors, pourquoi la quittent-ils ? Pour avoir l’honneur de défendre les intérêts d’électeurs qu’ils ne connaissent pas ? Peut-être est-ce en effet cela qui guide les idéalistes (il y en a sur tous les bancs). Mais il faut vivre, et les frais d’un parlementaire, obligé de tenir son rang, sont élevés. Avec les quelques dizaines de milliers de francs qui lui resteront après le remboursement des sommes prêtées pour sa campagne électorale, il aura tout juste de quoi ne pas mourir de faim.

Quel désintéressement ! Direz-vous.

« Pour moi, devant tant de sacrifices, je me sens pris de pitié », s’exclamait Francis Delaisi, qui ajoutait aussitôt : « Toutefois, n’exagérons rien. Les héros sont rares, dans tous les temps. Et l’on ne comprendrait pas qu’il y eût tant de postulants à la députation si le mandat ne comportait quelques petits profits. » (Francis Delaisi, in La Démocratie et les Financiers.)

Le candidat ne supporte pas seul les frais de la campagne électorale. La caisse de son comité l’aide. Ce comité est composé principalement de partisans zélés qui paient de leur personne mais sont impuissants à remplir la caisse. On va donc taper ceux qui sont réputés « avoir les moyens ».

C’est là que commence la compromission. Bien sûr, le petit industriel du coin, qui y va de son petit chèque, par sympathie personnelle ou par conviction politique, ne demande rien en échange. Mais les autres, les gros, qui versent des dizaines de milliers de francs officiellement et, sans doute, beaucoup plus, officieusement ? (C’est interdit, maintenant, mais cela se pratique toujours : on se montre plus prudent, voilà tout. . .) Il y a aussi les organisations économiques ou patronales, liées aux grands trusts. Quelles que soient les opinions personnelles des grands dispensateurs de fonds de ces organismes — jadis le Comité Mascuraud, l’Union des intérêts économiques, le Comité des Houillères, remplacés de nos jours par le CNPF et les autres syndicats patronaux — , l’argent est distribué aux candidats de droite, de gauche et du centre. Ces messieurs jouent sur tous les tableaux pour être sûrs de ne pas perdre. L’essentiel, pour eux, c’est de rendre service au futur député qui, une fois élu, sera mis en demeure de leur manifester sa reconnaissance. S’il arrivait que le nouvel élu fût infidèle, c’est-à-dire trop indépendant pour favoriser les intérêts permanents du grand capitalisme, on lui ferait bien vite comprendre qu’il serait proprement battu aux élections suivantes. Peu de parlementaires résistent à de pareils arguments.

Le plus souvent, le député qui a profité des largesses des banques et des trusts — ou de leurs filiales locales ou régionales — prendra goût à cette manne. S’il est ambitieux et avide, il tâchera d’obtenir un poste d’administrateur dans l’une des sociétés qui dépendent de son groupe. Aux députés avocats, les trusts confieront l’étude d’un dossier.

Avant le vote de la loi qui restreint certaines pratiques, beaucoup de parlementaires entraient dans le jeu et allaient siéger dans les conseils d’administration de grandes sociétés. J’ai donné leurs noms et leurs fonctions dans Les Financiers qui mènent le monde.

Il arrive aussi que des députés ou des sénateurs, au lieu de devenir administrateurs de sociétés, aient fait le trajet inverse, et que hommes d’affaires, ils aient été détachés comme parlementaires par le groupe financier qu’ils représentent. Le cas d’un Loucheur ou d’un Louis-Dreyfus, sous la Troisième République, d’un Corniglion-Molinier, d’un Dassault, ou encore d’un Missoffe, sous la IVe et la Ve, est resté célèbre. Quand ils ne sont pas administrateurs de sociétés, on les trouve conseils de grands groupes financiers comme Mendès-France, qui était l’avocat du trust international Bunge.

Avec le gouvernement Mendès-France, la pénétration du capitalisme était moins visible, moins franche. Et cependant la presse d’opposition ne s’y est pas trompée. Aspects de la France, qui ne passe pas pour un journal de la démagogie anti-capitaliste, mettant en cause les ministres les plus fortunés de Pierre Mendès-France, écrivait au lendemain de la formation du gouvernement :

Que les temps sont changés : Casimir Périer a dû se démettre de ses fonctions de président de la République à la suite d’une campagne de presse du socialiste Gérault-Richard qui l’accusait de n’être quelqu’un ou quelque chose que grâce à sa seule richesse.

Même campagne contre Berteaux qui fut ministre de la Guerre, contre Pams qui fut ministre de l’Intérieur et faillit être l’élu du Congrès de Versailles à la fin du septennat Fallières, et contre Louis Loucheur, que l’on appelait Tout-en-Or.

Que n’aurait-on pas entendu entre 1890 et 1914 si un gouvernement avait rassemblé ces possesseurs d’énormes fortunes que sont MM. Mendès-France, Bettencourt, Guy La Chambre et Emmanuel Temple ?

Si l’on additionnait celles-ci, on obtiendrait un nombre considérable de milliards.

Et c’est pour ce gouvernement de milliardaires que communistes et socialistes ont voté comme un seul homme.

Quelqu’un nous a dit : « C’est cela qu’on nous donne comme gouvernants alors qu’il serait utile que nous ayons, en ce moment, des hommes connaissant vraiment les difficultés des fins de mois de ceux qui travaillent pour gagner leur vie et non pas pour arrondir leur fortune. »

C’est exactement notre point de vue.

Les quatre ministres cités n’étaient pas les seuls « capitalistes » du cabinet Mendès-France. Il y avait d’autres amis ou obligés des trusts et de la finance . Dans Le Retour des 200 Familles, paru au lendemain de la fondation de la IVe République, j’ai soulevé un coin du voile qui recouvrait l’opération politicofinancière qui permit au Général de reprendre le pouvoir après une longue traversée du désert.

Cette collusion du gaullisme et de la finance remontait aux années sombres, à l’époque du Comité d’Alger, lorsque René Mayer, neveu des Rothschild et futur directeur de leur puissante banque, juste avant Pompidou, devint en quelque sorte ministre du Général. Lorsque fut constitué le Gouvernement provisoire, plusieurs fidei-commissaires des oligarchies financières en firent partie : René Mayer, déjà nommé, et Emmanuel Monick, futur président de Paribas et vice-président du trust vert (Hachette). Aimé Lepercq, représentant les intérêts Schneider (Le Creusot), siégea auprès du représentant des intérêts rothschildiens, René Mayer, dans le deuxième Gouvernement provisoire constitué en septembre 1944, ainsi que dans le premier cabinet De Gaulle (1944–1945), rejoint dans le deuxième cabinet (1945–1946) par Louis Jacquimot, futur époux d’une fille du banquier Lazard, qui revint au gouvernement lorsque le Général constitua son ministère en 1958, flanqué de Maurice-Bokanowski, qui avait de gros intérêts dans le textile.

De nos jours, les hommes d’affaires se tiennent plutôt dans l’ombre des gouvernants, voire dans l’intimité des présidents de la République. Ancien directeur général de la banque de Rothschild frères, Georges Pompidou rompit avec les intérêts rothschildiens lorsqu’il eut la responsabilité du pouvoir. À Guy de Rothschild qui lui demandait on ne sait quel service, il aurait répondu, un jour, sur un ton peu aimable :

Je ne suis plus au service de votre banque !

Les difficultés qu’il connut lorsqu’il fut à l’Elysée, avec certaines puissances occultes, ne sont pas étrangères à son attitude très réservée à l’égard des intérêts oligarchiques.

Ses successeurs n’ont pas eu le même comportement. Passons sur Giscard d’Estaing, dont les intérêts matrimoniaux se confondent avec ceux de la famille Schneider (du Creusot) — son épouse, Anne-Aymone de Brantes, est fille de Marguerite Schneider et l’associée et cliente, dans certaines affaires, de la banque Lazard. Battu aux élections présidentielles de 1981, il eut pour successeur François Mitterrand, qui avait su faire oublier la francisque dont le décora le maréchal Pétain pour devenir ministre de Mendès-France en 1955 et Premier secrétaire du Parti socialiste en 1971.

Ce dénigreur épisodique du Grand Capital est probablement le président le plus entouré de milliardaires que notre République ait connu. Ce n’est pas pour rien que L’Expansion, la revue économique, appelait Jean Riboud « Le P. D. G. du Président 6 ». Ami intime de Mitterrand, millionnaire en dollars, bénéficiant du plus haut salaire des « patrons » travaillant aux États-Unis, Jean Riboud (décédé il y a de nombreuses années) était de P. D. G. de Schlumberger, une multinationale dont la richesse et la puissance dépassent celles d’un État moyen. Il était le frère du P. D. G. de BSN-Danone, l’un des plus importants « capitalistes » de la Ve République. Autre « gourou » du président Mitterrand : François Dalle, hier encore patron du numéro un international du cosmétique, L’Oréal, lié au trust Nestlé, marques mondialement connues. Le créateur de L’Oréal, Eugène Schueller, était, avant la guerre, l’un des commanditaires de la Cagoule et, pendant la guerre, l’un des dirigeants (co-fondateur) du MSR, le mouvement nationaliste fascisant de son ami Eugène Deloncle. La fille de Schueller, Mme André Bettencourt, est toujours « patron » de L’Oréal ; elle est aussi, avec son mari, ancien ministre de Mendès-France, une intime du président Mitterrand, dont Schueller avait fait un directeur de sa revue Votre Beauté, en 1946.

Le scandale Pelat, mort quelques jours avant d’être arrêté pour divers délits financiers, a attiré l’attention sur les fréquentations douteuses de l’hôte socialiste de l’Élysée. L’amitié du président Mitterrand pour ce financier véreux, devenu l’ami de Bérégovoy, a coûté la vie à l’ancien Premier ministre, qui n’a pu supporter le déshonneur. Un autre homme d’affaires, franc-maçon et trotskiste, Max Théret, qui fut longtemps le patron de la FNAC et, également, un proche du Parti socialiste et de l’Élysée, connut la honte de la condamnation (2 ans de prison avec sursis et 2 millions et demi de francs d’amende, en première instance) pour délit d’initié (avec son complice Pelat). Il faut dire qu’une partie des profits qu’il tirait de ses combines alimentait les caisses de divers partis, associations et journaux de gauche : le PSU, puis le Parti socialiste, dont il fut membre, SOS-Racisme et surtout Le Matin de Paris, qui devait être « le grand quotidien d’information » de la gauche socialiste. Après avoir tenté de racheter France-Soir en 1982, au lendemain de la victoire de Mitterrand à l’élection présidentielle, il devint le commanditaire et le patron du Matin : il y perdit une grande partie de sa fortune ; « Max Théret était milliardaire avant l’arrivée de la gauche au pouvoir », a dit Bertrand Delanoë, conseiller de Paris et secrétaire de la section socialiste à laquelle Théret appartient. « Il ne l’est plus. Il a plus servi ses convictions que ses convictions ne l’ont servi » (Le Monde, 27 mai 1994). Peut-on en dire autant d’un autre « manieur d’argent » du nom d’André Rousselet, autre intime de Mitterrand, qui domina de longues années Canal+, la chaîne à péage que le tandem Havas-Cie Générale des eaux vient de lui arracher ? Rousselet aussi est un intime de l’Élysée : il en a même été le secrétaire général. Avec un pareil entourage, on devine que le président de la République est plus proche des intérêts du « Gros Argent » que des angoisses des défavorisés de la vie. Mais revenons aux parlementaires qui, du moins officiellement, font les lois auxquelles les Français sont tenus d’obéir. Parmi ces 577 membres de notre Assemblée nationale qui, en fin de compte, imposent leurs volontés à un Sénat réduit à un rôle secondaire par la constitution de 1958, combien de députés sont capables d’aborder les questions importantes (finances, économie, fiscalité, exportation, douanes, etc.) ? S’il leur faut étudier toutes celles qui leur sont soumises, quand pourraient-ils s’occuper de leurs électeurs ?

Ils constituent des commissions, dont les membres sont chargés d’étudier les affaires. À leur tour, ces commissions désignent un rapporteur. C’est ce dernier qui fait tout le travail. Lorsque son rapport est prêt, la commission l’adopte, quelquefois après l’avoir amendé. Puis ce gros dossier de deux cents à cinq cents pages bourrées de chiffres, de statistiques et de graphiques est soumis à l’Assemblée tout entière. En principe, chaque député devrait lire ce volumineux rapport. En fait, rares sont ceux qui le parcourent. Aussi l’adoptent-ils sans grand changement. Qui connaîtrait mieux la question que le rapporteur ? se disent-ils, et ils font confiance à leur collègue.

Un bon rapporteur vaut une mine d’or, disait un financier, qui savait tirer parti de la collaboration d’un député arriviste et pas trop scrupuleux. Hélas ! il y en a un certain nombre sur les travées du Palais Bourbon, dans tous les groupes : ils ne sont pas la majorité, loin de là, mais il suffit que les oligarchies financières en aient quelques-uns, bien placés, dans leur manche, pour que leurs intérêts soient sérieusement défendus, au détriment (si besoin est) de l’intérêt général.

Il va sans dire que le parlementaire qui peut faire gagner cent millions (parfois des milliards !) à tel importateur ou consortium immobilier, à tel gros entrepreneur de travaux publics, est particulièrement soigné par ces « capitalistes ». De même qu’elles ont recours, pour le recrutement de leur personnel supérieur, aux fameux « chasseurs de têtes », ces grandes sociétés cosmopolites disposent d’un ou de plusieurs conseillers politiques pour la recherche des cracks en herbe susceptibles de les servir. On n’attend pas que les personnages convoités soient devenu des leaders politiques pour se les attacher : on les recrute, en quelque sorte, avant qu’ils soient en place.

Le scandale des fausses factures a révélé que c’est au premier stade, celui de l’élu local ou régional, que le corrupteur agit. Les aides financières accordées aux candidats à la députation le sont rarement à des inconnus. Sans doute, les candidats ne seront pas tous élus, et, parmi les élus un très grand nombre d’entre eux ne céderont jamais à ces « amicales pressions ». Le député ayant des convictions et des scrupules, neuf fois sur dix, restera dans son coin, évitera de se faire remarquer et... se fera battre aux élections suivantes. Mais s’il est, au contraire, ambitieux, effronté et avide, il se servira de ceux qui l’ont aidé financièrement pour réussir et, en retour, il se mettra à leur disposition. Cet échange de bons procédés favorisera la carrière du parlementaire qui deviendra l’une des vedettes du Palais Bourbon et, qui sait ? secrétaire d’État ou ministre. Les « grosses têtes » de l’Assemblée Nationale refusent parfois d’entrer dans le jeu, mais le plus souvent elles acceptent d’entrer dans le Système qui régit toute la politique française. Bien peu échappent au carcan doré...

C’est donc, dès ses premiers pas, que le futur député est pris en main par les oligarchies financières. Parfois cela n’est qu’une tentation, le futur parlementaire ne se laissera pas faire : il accepte les subventions qu’on lui donne, mais refuse ensuite de répondre favorablement aux avances de ses bailleurs de fonds électoraux. Ces derniers se doutent bien qu’ils ne seront pas gagnants à tous les coups. Aussi leurs versements, pendant les campagnes électorales, sont-ils effectués à plusieurs candidats concurrents.